La sonorisation expliquée à un enfant (et à ma maman)

Je discutais il y a quelque temps avec un jeune homme de dix ans, son papa et sa grande sœur, à propos de ce qu’il avait observé de nos interactions avec le sonorisateur au fest-noz de la veille. Ses questions étaient très intéressantes et m’ont fait ressortir d'un coin sombre de mon disque dur le brouillon inachevé d’un texte que j’avais intitulé « La sonorisation expliquée à ma maman ».

La sonorisation est, dans le monde d’aujourd'hui, une présence si familière que l’on discute rarement sur son fonctionnement : l’auditeur parce qu’il a l’impression de voir la chose à l’œuvre – les micros, les enceintes, un rapport qui lui semble direct entre le geste du musicien et le son entendu – ; musiciens et techniciens, parce qu’ils baignent tellement dans la complexité du matériel qu’il ne leur vient pas à l’idée que certaines choses évidentes pour eux ne le sont pas pour tous. Or si d’aventure on finit par en parler, on s’aperçoit qu’il traîne pas mal d’idées fausses dans la tête des auditeurs – même ceux dont les dix ans sont loin. En voici quelques-unes. 


1) Si le son est fort dans la salle, les musiciens s'entendent forcément bien sur scène.  

Non ! C’est même carrément l'inverse. 

Le son que tu entends dans la salle s'appelle le son de façade. Comme son nom l’indique – imagine que la scène est une maison – il est émis par des enceintes posées ou suspendues devant la scène, sur les côtés.

Les musiciens, eux, sont à l’intérieur de cette maison que forme la scène, donc tous derrière le plan de la « façade ». Or ce qu'il faut bien avoir en tête, c'est qu'une enceinte, ce n'est pas comme une lampe de table qui éclaire tout autour, mais bien comme une lampe torche ou un spot : ça n'arrose que dans une direction, avec seulement un angle plus ou moins large. Les enceintes de façade étant tournées vers la salle, le musicien sur scène n'entend que très mal ce qui en sort : il ne perçoit que la résonance dans l'espace de la salle, une bouillie d'échos avec un certain retard ; s’il est à côté des enceintes sur une petite scène, il les entendra, mais comme à travers un mur – bref, dans tous les cas il n’entend guère que du bruit, mais du bruit très fort ! Assez fort pour couvrir tous les sons acoustiques sur scène.

Résultat : si seules les enceintes de façade sont ouvertes, même si elles sont très, très fortes, quand j'ouvrirai la bouche j'entendrai au mieux une version lointaine et brouillée, et au pire rien, rien du tout, du son que je suis en train d'émettre – alors que dans la salle on m'entendra très bien. C’est encore plus vrai dans un fest-noz ou un concert de rock, où la foule elle-même fait beaucoup de bruit. 

Pour que je m’entende, moi, il faut que d'une façon ou d'une autre le son soit aussi renvoyé vers moi : c'est le rôle du "retour". Typiquement, sur le genre de scène où je chante en général, tu verras des enceintes posées au sol sur scène devant nous. 

Il y a aussi d’autres solutions : on peut adjoindre à ces enceintes, ou parfois leur substituer, des copines cachées en coulisses et tournées vers le plateau qu’en bon français on appellera des "sides". Dans certaines circonstances on remplace le tout par des oreillettes, alias "ear monitors". 


2) Dans un retour, on a juste besoin d'entendre son propre son? 

Ça peut arriver, mais ce n’est pas la règle générale. Si je n'ai que ma voix dans mon retour, je risque de n'entendre, de tout le concert, que ma voix, seule au-dessus du brouhaha. Or j'ai impérativement besoin, pour faire de la bonne musique, d'entendre mes collègues pour pouvoir bien mêler mon son au leur. S’il y a un instrument très puissant (batterie, bombarde, sax) juste à côté de moi, ou un collègue qui a lui-même un retour fort, sur un petit plateau je vais l’entendre en direct ; mais sur une scène genre Zénith, ou même simplement un grand théâtre, tu serais supris de constater comme le son a vite fait de se perdre. 


3) Alors il suffit qu'on te renvoie le son de façade dans ton retour ? 

Ce serait beaucoup trop simple… D'une part le son de façade est réglé pour l'espace de la salle, pour un certain modèle d’enceintes, à une certaine distance du public et les unes des autres, etc. Or mon retour est un tout autre type d'enceinte, à 1,50 m de mes oreilles : tout est différent. D'autre part, pour bien travailler j'ai besoin d'entendre certains "endroits" précis de ma voix et du son du groupe qui n'ont pas du tout besoin de ressortir dans la salle, et vice versa – un peu comme une couturière qui doit voir le vêtement sur l’envers. 

Il faut donc, pour chaque retour, un réglage propre, au même titre que pour la salle. Dans un fest-noz ou un petit concert c'est le plus souvent la même personne qui gère tout ça ; dans une salle plus grosse il y aura, en coulisses, une personne (voire plus) et une console dédiées uniquement à la gestion des retours. C'est alors vers le côté de la scène que les musiciens adresseront toute cette gestuelle de mime Marceau destinée à leur obtenir plus de ci et moins de ça. 


4) Tout est plus facile avec les oreillettes ! 

Quand les musiciens utilisent des oreillettes pour retour, la croyance a l'air répandue qu’elles sont une sorte de guide ou de garde-fou. Un certain nombre de gens ont l’air de penser que celle des chanteurs pop servent… à leur souffler les paroles ! Cela vient peut-être d'une confusion avec les oreillettes des animateurs télé, qui servent, elles, à leur transmettre infos et consignes. Cela peut certes arriver en musique aussi : elles peuvent servir à donner des indications scéniques en temps réel, et je crois avoir lu que le mari de Céline Dion l’avait parfois encouragée par ce médium ; tu verras aussi des batteurs avec un casque, et cela peut être signe qu’ils jouent « au clic », c’est-à-dire au métronome (1). Reste qu’en règle générale, et même quasi-absolue dans mon monde à moi, dans des oreillettes de musicien il n'y a que de la musique – à moins que quelqu’un, en régie, soit déterminé à faire foirer le concert en déconcentrant l’interprète. 

En fait, les oreillettes ont des avantages pour tout le monde… et un gros, gros défaut. 

Les avantages sont loin d'être négligeables : en permettant de se passer de retours "bain de pied", elles évitent le très désagréable effet Larsen (tu sais, ces sifflements insoutenables qui se déclenchent quand le son d'un micro, sortant d'une enceinte, repasse par le même micro) ; elles dégagent élégamment le plateau, on peut donc enfin admirer les chaussures des musiciens ; tu peux en régler toi-même le volume ; elles ont aussi une fonction protectrice quand par exemple – je dis ça tout-à-fait au hasard, bien sûr – tu as les bombardes du Bagad Kemper à bout portant dans le dos ; enfin, elles te permettent d'emporter ton son avec toi partout sur le plateau, alors qu'une enceinte de retour est conçue précisément pour n'arroser que toi, et pas tes voisins (pour reprendre l’image de la lampe, ces enceintes-là sont vraiment des spots), ce qui fait que si tu te déplaces tu n’entends plus rien.

Le défaut, c'est que si tu as deux oreillettes, ce qui est le plus souvent le cas, et surtout si elles sont isolantes, leur son est le seul que tu entendras : tu te retrouves dans une bulle, coupé de la salle. Au lieu de sentir ta voix se développer autour de toi, comme cela se passe dans la vie normale, tu n'as plus qu'un petit point de voix ridicule à l'intérieur de la tête. On pallie à cela en dosant méticuleusement le son qui arrive dans les oreillettes, et en y ajoutant un ou plusieurs micros « d’ambiance », qui prennent un peu de la résonance de la salle. Mais on ne peut pas tout-à-fait éviter le fait que 1) qui dit réglage plus délicat dit plus grand risque de problème et 2) le son dans les oreillettes sera toujours un peu étrange, et réclame un effort d'adaptation du musicien. 

C'est pourquoi tu verras parfois des chanteurs ôter et remettre les leurs durant un concert : soit ils ont un souci de réglage et n'ont pas envie de casser l'ambiance en jouant au sémaphore avec l'ingé-son, soit pour tel ou tel morceau ils préfèrent entendre directement le son de scène, même si, comme je l’expliquais au début, ce son-là est très brouillé (2). 



5) Des soucis de réglage ? Mais vous avez passé des heures à tout régler avant le concert ! 

Certes, mais le meilleur réglage du monde ne peut régler que ce qu'il a… Les paramètres de base de l'après-midi n'ont tout simplement rien à voir avec ceux du soir : 

– on a "balancé" (réglé le son) dans une salle vide ; une fois le public arrivé l'acoustique de la salle change, souvent du tout au tout. La masse de la foule, ses vêtements (qui absorbent du son), son souffle, éventuellement son bruit, mais aussi la température, l’hygrométrie : tout va transformer le comportement du son et parfois même celui du matériel ! 

– Durant les réglages les musiciens n'étaient pas du tout dans le même état physique et mental : consciemment ou non, ils jouaient avec moins d'énergie, et ils percevaient le son différemment. Le soir venu, l'électricité est tout autre et ils vont à la fois envoyer autre chose dans les micros et avoir besoin d'autre chose dans les retours ! 

(En parlant d'électricité, j'ai connu un petit micro sans fil, accroché dans mes cheveux –  une des solutions pour sonoriser un chanteur qui va beaucoup se déplacer –, auquel on aurait donné le bon Dieu sans confession après des jours et des jours de répétition sans accroc, mais qui, le soir du concert, se mettait à émettre de terrifiants craquements. Le suspect principal serait la différence d'humidité de ma propre personne.) 

Evidemment, l'art d'un bon musicien comme d'un bon technicien consiste en partie à anticiper ces variations, à les identifier quand elles arrivent et à s'y adapter au mieux. Mais nous jouons chaque fois dans des lieux différents, pour des publics différents dans des conditions différentes : crois-moi, cela suffit à faire de chaque concert une nouvelle gageure pour tout le monde. Les grosses scènes du show-biz multiplient les sécurités pour cette raison : bande play-back de secours, surplus de matériel… Ça n’existe pas dans mon monde, mais je vois très bien pourquoi ça existe dans le leur ! 


6) Le technicien, c’est celui qui se la coule douce : je l’ai vu à sa console toute la soirée, il tripotait juste un bouton de temps en temps… 

J’ai déjà écrit sur cette question. Le travail des techniciens et techniciennes commence bien avant notre arrivée et se poursuit après notre départ. Dans un fest-noz lambda, ce sont les mêmes personnes qui transportent, installent, utilisent le matériel, puis le désinstallent et le rapportent ; soit, en résumé, un boulot de déménageur, d’ingénieur… et aussi, toujours, de musicien. 

La personne à la console a, sur la musique que tu entends, un pouvoir que tu ne soupçonnes sans doute pas. Le « mixage », c’est-à-dire le réglage des sons les uns par rapport aux autres, c’est une forme de mise en scène : c’est ce qui fait que l’oreille va suivre plutôt ci ou ça, que tel instrument sera central et tel autre plus en retrait. Un mixage peut, par exemple, faire sonner faux ou juste un même accord, consolider ou affaiblir une rythmique, ternir un son ou le rendre agressif, mettre une voix à sa juste place ou la rendre complètement incongrue. Pense à une photo : si tu fais un portrait de ta tante Ursule avec un bouquet de fleurs, tu n’auras pas du tout la même photo si tu mets les fleurs en avant-plan ou derrière ta tante, si tu éclaires Ursule par en-dessous, par au-dessus ou par un côté, si tu utilises des effets, etc. Eh bien, en musique, nous arrivons sur scène avec la tante Ursule et le bouquet, mais c’est l’ingénieur du son qui aura la main sur tous les autres choix… Et cela commence bien avant le concert, dans le choix du matériel même : de deux micros, de deux modèles d’enceintes, un même son ressortira différent – un peu comme tu ne feras pas la même photo en changeant de format ou de filtre sur ton téléphone. 

L’ironie de la vie de l’ingé-son, c’est que mieux elle ou il travaille, et moins on s’en aperçoit. Le mixage le plus brillant, c’est celui qui va te donner le sentiment que tu reçois la musique sans le moindre filtre… (Et ce, c’est drôle, même lorsqu'il s’agit de musique électronique, c’est-à-dire de musique faite principalement par des filtres !)  Seul un travail de fou, à la fois scientifique et artistique, permet d’y parvenir. Je l’ai déjà écrit aussi, je garde un souvenir bouleversé de l’œuvre de l’ingé-son de Francis Cabrel, un jour, aux Vieilles Charrues : refusant de s’engager dans le concours de biscotos des groupes qui l’avaient précédé, il avait soudain inondé Kerampuilh d’un son clair, délicat, d’une élégance et d’un naturel surréalistes sortant des remparts d’enceintes d’un méga-festival. Tout d’un coup, plusieurs dizaines de milliers de spectateurs s’étaient retrouvés dans un salon ensoleillé, avec un concert à la maison rien que pour eux, les notes de guitare comme des petites poussières dansant dans la lumière… Mais je pense qu’il fallait être soi-même musicien pour mesurer ce que cette grande classe devait au grand monsieur à la console.

C’est pour cela que tu verras des groupes tourner avec leur propre ingé-son, même à un niveau commercial bien plus modeste : de nombreuses écritures musicales ne peuvent tout simplement pas être correctement entendues sans être ainsi « mises en scène » par une personne qui les connaît bien – quelqu’un qui sait comment doivent être installées et éclairées la tante Ursule et les fleurs du bouquet. Quid des autres groupes, comme Loened Fall, par exemple ? Eh bien, nous choisissons de faire confiance au talent des techniciens du jour ! Cela ne va pas sans un certain risque artistique, mais l’ouverture aux circonstances de chaque soir fait partie de notre démarche, nous ne sommes ni obligés ni désireux de livrer chaque fois rigoureusement la même chose – et surtout nous avons en Bretagne la chance de croiser, toujours ou presque, des équipes très compétentes et investies, qui connaissent bien notre musique. (Qu’est-ce que tu dis ? J’ai l’air un peu bizarre tout d’un coup ? Ne t’inquiète pas, c’est normal : c’est juste qu’il est impossible de dire ce qui précède sans penser à Bruno Le Masson, qui fut l’un des piliers de cette « école » locale de techniciens – comme on parle d'une école en peinture – dont nous bénéficions toujours aujourd’hui.) 

Tant que j’y suis, retiens bien ça aussi : 90% des fois où tu seras tenté de dire « bon sang, que la sono est mauvaise », ce ne sera pas la sono mais la salle qui sonne mal, trop résonante ou au contraire trop « sèche », ou encore d’une forme bizarre qui gêne le trajet du son… Il existe même des salles vicelardes où le son n’a pas du tout les mêmes couleurs suivant qu’on est au 2e rang ou au 15e ! Et d’autres où un élément de structure (charpente métallique, vitraux d’une église…) émet une note parasite ! Il est vrai qu’un technicien particulièrement créatif pourra trouver des astuces pour dompter en partie ces difficultés, mais ce n’est pas toujours possible, et il ou elle n’a pas toujours le matériel adéquat sous la main. Je t’en conjure, ne deviens jamais comme ce spectateur que j’ai vu, un soir où j’étais spectatrice, gâcher le concert pour tout le monde parce qu’il était mécontent du son et tenait à le faire savoir bruyamment ! Le son était effectivement mauvais, mais ce n’était en rien la faute du gars à la console, qui en bavait des ronds de chapeau avec une salle très résonante et un matériel à la fois inadapté et non conforme à ce qu’il avait demandé… 



Voilà pour aujourd’hui ! Il y a un paradoxe marrant dans tout cela :  de ma vie entière, jamais je nentendrai mon concert comme toi, tu l'auras entendu… C’est déjà vrai même sans sono, parce que je suis en train d’émettre le son et parce que nous ne sommes pas au même endroit dans l’espace. Mais c’est bien plus vrai en musique amplifiée, où par définition je ne serai jamais en mesure d’entendre ni le son travaillé qui sort dans la salle, ni le son naturel qui sort de ma bouche. Cela a de nombreuses conséquences : l’une, c’est que chaque fois que tu m’entendras demander à l’ingé-son « plus de la voix de Ronan » ou « un peu moins de guitare », il ne pourra jamais s’agir que d’un réglage de mes retours. Une autre, bien plus importante, est que – à moins que l’une des parties ait fait montre d’impolitesse crasse ou d’incompétence éhontée – musiciens et techniciens se doivent mutuellement considération, confiance et solidarité. Ce ne sont pas les seuls ingrédients d’un concert réussi, mais c’en sont de fichtrement importants. 




(1) Attention, ça ne veut pas dire qu’ils sont mauvais ! C’est simplement que, sans clic, le sentiment de la « bonne vitesse » d’un même morceau ne sera jamais tout à fait le même d’un soir à l’autre, alors qu’il peut y avoir des raisons pour que le tempo doive rester strictement identique : par exemple pour rester synchrone avec des machines ou des effets scéniques.


(2) C’est aussi pour cette raison que tu verras parfois des images d’enregistrement en studio où les chanteurs ont enlevé, complètement ou à moitié, une des oreilles de leur casque : le casque te sert à entendre le reste de la musique, donc tu en as absolument besoin, mais là aussi tu entends ta voix à l’état de petit point central et c’est très, très désagréable. Mettre à l’air une de tes oreilles te permet de retrouver un peu de la sensation de ta voix se développant dans un espace.