*Beaj Goañv / Voyage d'Hiver : venez vous faire du mal, ça fera tellement de bien! (A l'Opéra de Rennes les 9 et 10 avril)

Etranger je suis venu, étranger je repars… 

A l'instant où je tape cette phrase, il me saute soudain au visage que cette syntaxe allemande – celle des premiers mots du Voyage d'hiver, le Winterreise de  Schubert sur des poèmes de Wilhelm Müller – serait aussi celle que l'on adopterait en breton, de sorte que je peux parfaitement entendre ces deux vers prononcés avec l'accent trégorrois des vieux voisins de mon enfance… Pure coïncidence, évidemment, sur le plan linguistique ! Mais sur le plan personnel, petit symptôme supplémentaire d'un phénomène connu : quiconque se penche sur le Voyage d'hiver s'en trouve, tôt ou tard, hanté. L'œuvre s'est glissée en vous pendant que vous pensiez à autre chose, et se renforce de tout ce qui vous a fait tel que vous êtes. 

Etranger je suis venu, étranger je repars. Le Voyage d'hiver est l'histoire morcelée de l'errance physique et métaphorique d'un homme abandonné par celle qu'il aimait. Depuis bientôt deux siècles il est en bonne place, tout près des cimes, au classement des œuvres préférées de ceux qui savent qu'en musique il est parfois divin de se faire du mal. 

La semaine prochaine, avec l'Orchestre Symphonique de Bretagne sous la direction d'Ariane Matiakh, ce n'est pas moi qui vais le chanter mais le ténor Marcel Beekman. Ce que je chanterai  – après une entrée en matière sous la forme de deux Folk Songs bretons d'Alexandre Damnianovitch –  c'est un voyage parallèle, tout aussi hivernal, en dialogue permanent avec celui de Schubert : un itinéraire à travers certains endroits de la chanson traditionnelle de Basse-Bretagne, ceux où l'amour mène au désespoir, à la mort acceptée, à la folie. Les extraits du cycle de Schubert seront là interprétés dans une "mise en orchestre" du contemporain Hans Zender ; les chansons bretonnes seront la matière d'une création de la compositrice Frédérique Lory, qui sera aussi au piano sur le plateau : Avel viz, Les complaintes du vent d'Est. Le premier fait parler la partition de Schubert, mettant en lumière sa puissance, sa diversité, son étrangeté ; la seconde a imaginé tout un paysage, tissé de la brassée de mélodies que je lui proposais – versions qui ne font que passer, complaintes où l'on s'attarde un instant –, et dans lequel les motifs du Voyage d'hiver trouvent une place confondante de naturel. 

Nul n'a encore entendu les pièces de Frédérique en grandeur nature (les premières répétitions avec tout l'effectif sont dans quelques jours – j'ai hâte, hâte !) ; mais quand j'ai écouté pour la première fois, dans l'ordre du concert, le programme entier artisanalement rabouté avec nos enregistrements de travail voix-piano, j'ai été frappée de m'y trouver moi-même merveilleusement désorientée alors même que j'ai été de tous les processus de sélection de sa matière. Bien sûr que les chansons bretonnes ont été choisies en fonction du Winterreise – Schubert et Müller étaient là les premiers ! Et croyez-moi, je suis allée regarder partout où j'ai pu pour les trouver, tant je voulais qu'elles parlent véritablement, par leur musique autant que par leur texte, à ce chef-d'œuvre. (Mon Dieu, ce que j'ai éliminé de chansons magnifiques ! (1)) Mais grâce à l'intelligence de Frédérique et à sa compréhension intime de ce répertoire comme du Schubert / Zender, le résultat n'est ni un Winterreise commenté par des chansons bretonnes, ni un parcours de chansons bretonnes que l'on soulignerait d'extraits du Winterreise. C'est un dialogue permanent, un peu comme ces films où l'on suit deux personnages qui ne se rencontreront pas – voire – mais dont les itinéraires assemblés révèlent un grand tableau. 

Le tableau, en l'occurence, il y a de nombreuses façons de le décrire. Pour ma part, je dirais qu'il s'agit d'aller regarder en face, plus encore que la blessure d'amour, la blessure tout court dans toutes ses formes et ses phases : de la plaie béante, inconcevable, à la cicatrice et l'abattement, en passant par les larmes, les sursauts d'espoir, de révolte, d'ironie, de folie. Parti en pleine nuit de la maison de celle qui ne veut plus de lui, dans une campagne gelée dont chaque détail le renvoie à sa douleur, le voyageur de Schubert avance vers sa solitude, et vers une mort dont on ne sait si elle est réelle ou seulement symbolique (elle fut réelle pour Schubert, qui se savait malade en composant cette œuvre et qui en corrigeait les dernières épreuves quelques jours avant d'être emporté à 31 ans). Les chansons bretonnes lui répondent par un concert de voix différentes : étudiants pleurant la trahison de leur "maîtresse" ou se cachant au fond des forêts pour écrire leur amour secret sur les feuilles des arbres,  jeune couple qui s'abandonne à la mort plutôt que de se laisser séparer par les stratégies matrimoniales de parents insensibles, fille trop obéissante qui marche vers une mort pressentie, noble épouse infidèle assassinée par un mari en plein délire meurtrier… Là aussi, on part du chagrin amoureux pour aller affronter les ténèbres, à ceci près que le paysage n'est plus décrit par les chansons : les chansons sont le paysage, le voyage se passe à travers elle, à travers leur mémoire des infinies nuances du déchirement. Mais pour tout dire, c'est aussi ce qui se passe, je pense, pour l'interprète du Winterreise : cette histoire d'une errance devient elle-même lieu d'une errance. Même moi qui ne la chanterai pas dans une semaine, à la fréquenter jour après jour depuis un moment je commence à me sentir un peu chose… 

…Ce qui n'est pas désagréable du tout. Car ne vous y trompez pas : si le Voyage d'hiver est une des œuvres les plus désespérées du monde, si dans les chansons en breton de ce programme l'amour est maudit et la mort n'est jamais loin, s'il va nous falloir de généreux dosages de blagues de carabin, avant et après les répétitions, pour leur faire contrepoids… tout cela est absolument délectable et bienfaisant. "N'allez pas croire qu'un acteur qui pleure est triste : il jubile !", disait Daniel Auteuil dans une interview il y a quelques années. Le spectateur aussi. Mettre des mots et des couleurs musicales sur les moindres détails d'une des souffrances les plus universellement partagées a pour effet essentiel de soulager ceux qui la ressentent au présent et de réconcilier avec leurs souvenirs ceux pour qui elle appartient au passé. Cela ne signifie pas que l'auditeur n'en soit pas troublé, remué ; cela ne signifie pas non plus que l'interprète ne paie pas de quelques plumes son accès à ce pouvoir. C'est seulement que l'un et l'autre en sortiront apaisés et contents. Un certain Aristote avait déjà repéré le phénomène, il y a un petit moment de ça.



(1) : Je dois d'ailleurs signaler que, contrairement à ce qu'annonce le site de l'OSB – texte rédigé avant que nous commencions le travail –, les chansons que je vais chanter ne viennent pas toutes, loin de là, de mon seul Trégor chéri.