*Beaj Goañv / Voyage d'hiver 2 : passerelles et parallèles 

Pourquoi, au fait, rapprocher le Voyage d'hiver d'un répertoire de chansons traditionnelles en breton ? Les raisons artistiques données dans le courrier précédent constituent déjà des réponses suffisantes. Et avant de détailler quelques-uns des nombreux autres arguments, permettez-moi d'enfoncer le clou : bien souvent, à la question "pourquoi rapprocher A de B ?", "parce que ça me chantait" est une réponse adéquate. Le projet Taliesin, projet au long cours qui mène l'Orchestre Symphonique de Bretagne à la rencontre des musiques traditionnelles qui se jouent tout autour de lui, n'a pas besoin de plus de justification que "nous sommes des musiciens en Bretagne, quoi de plus naturel que de rencontrer d'autres musiciens en Bretagne". 

Sur le plan pratique, ce concert est né du sérieux goût de revenez-y que nous avaient laissé les concerts "Bach en Breizh", en 2012 et 2013 avec aussi l'ensemble Mélisme(s). Le jeu de réponses entre cantates de Bach et Noëls populaires bretons, resté alors sous forme d'alternance de grands blocs, donnait bien envie de se risquer à plus de contact encore. Et j'en avais profité pour glisser ce qui me trottinait dans la tête depuis un moment : si plusieurs rencontres avaient été menées entre musique bretonne et musiques anciennes, souvent avec l'idée de contourner l'héritage classique ultérieur, je voyais, pour ma part, de grands dialogues possibles entre la musique romantique et les gwerzioù. 

Les gwerzioù pour moi les plus archétypiques (par opposition aux feuilles volantes XIXe, dont la facture est sensiblement différente) ne sont pas toujours datables, mais on peut situer leurs origines en majorité aux XVIIIe, XVIIe, plus rarement XVIe siècle. En d'autres termes, littérairement elles n'appartiennent nullement au romantisme, dont elles ne parlent pas le langage de détail et de précision sentimentale. En revanche elles regorgent d'aspects très en résonance avec lui – et les romantiques ne s'y sont pas trompés, eux qui se penchaient, à travers l'Europe entière, sur les chansons et histoires traditionnelles, ce dont on trouve trace dans le Voyage d'hiver même, dans le lied final qui met en scène un vielleux aveugle au bord de la route. (Parmi les deux gwerzioù de Vent D'ouest, la pièce pour voix et orchestre d'Alexandre Damnianovitch qui ouvrira le concert la semaine prochaine, l'une est d'ailleurs directement le fruit de cette passion folkloriste des romantiques puisqu'elle vient du Barzaz Breiz.)

Le premier de ces attraits est la violence des émotions : dans les gwerzioù, on s'évanouit – hommes et femmes – sous le coup d'une mauvaise nouvelle, on trempe de larmes le papier des lettres, on tue de colère, on meurt, foudroyé, de chagrin ou de la joie de retrouvailles inespérées. Ce n'est pas seulement l'amour qui tue – ça, il le fait depuis la nuit des temps –, c'est l'émotion elle-même. 

Ensuite, il y a ce que décrivent ces chansons : en général la triste fin d'un individu, jeune, broyé par l'ordre et les lois – parents, armée, pouvoir des nobles, sens de l'honneur masculin ou féminin. Le système n'est généralement pas remis en question (et la religion moins encore), mais l'empathie avec la victime place l'auditeur au moins en porte-à-faux avec lui. Cette attention portée au destin et à l'injustice individuelle, ce parti pris aussi, en quelque sorte, pour une jeunesse bridée, voilà qui trouve facilement écho dans l'univers romantique. 

Quand Mark Feldman, administrateur général de l'OSB, m'a quelque temps plus tard proposé le Voyage d'hiver, un deuxième fil n'a pas tardé à apparaître. Puisque cette œuvre imposait un cap fort et resserrait la thématique sur les histoires d'amour, il allait falloir sortir des gwerzioù stricto sensu et aller voir aussi du côté des sonioù, et parmi elles des chansons d'amour à la première personne : clercs trahis, amoureux transis au fond des forêts… Ce répertoire-là est sans doute (mais c'est souvent encore plus difficile à déterminer) globalement un peu plus récent que les gwerzioù dont je parlais plus haut : début et milieu XIXe, fin XVIIIe ? C'est-à-dire en gros, eh bien, l'époque de la courte vie de Schubert, et des débuts du romantisme. L'époque où plus d'un(e) jeune domestique de Basse-Bretagne pouvait se trouver tôt ou tard à proximité d'un piano sur lequel on jouait, peut-être, le Voyage d'hiver (1)… L'époque aussi où les clercs bretons – si l'on ne jouait sûrement pas Schubert au séminaire ! – ne pouvaient pas totalement échapper à ce grand vent qui balayait tout le continent. Et leurs chansons en portent la trace, qui mêlent une imagerie plutôt de littérature classique à une tristesse personnelle, elle, bien de son siècle. 

C'est pourquoi notre "voyage d'hiver parallèle" est aussi un peu un voyage dans le temps : nous partons de ces sonioù d'amour trahi, comme le voyageur de Schubert part de son amour blessé. Puis, à mesure qu'il avance vers une sorte d'épure de douleur et de deuil, qu'il cesse d'évoquer la bien-aimée perdue pour s'engager dans une marche vers la solitude et peut-être la mort, ce sont les gwerzioù qui prennent la parole, à la troisième personne, pour des histoires dont les personnages blessés marchent eux aussi, résolument, sciemment, vers leur fin. 

Voici donc nos principales raisons, aimable lecteur. Si tu souhaites à tout prix que toute rencontre musicale soit justifiée par les biographies des uns et des autres, passe ton chemin : Schubert, en 31 ans, a eu le temps d'écrire moultes merveilles mais sûrement pas celui d'entendre des bretons chanter. En revanche il n'y a rien d'incongru à rapprocher un sommet de la musique romantique d'un bouquet de chansons populaires ; et surtout, surtout, un voyage à travers certains répertoires bretons est, ô combien, un voyage dans la nuit, le froid et la souffrance (tenez, c'est le moment de glisser que selon Anatole Le Braz, l'enfer des bas-bretons était froid !). Un voyage d'hiver. Que LE Voyage d'hiver accompagne fraternellement dans sa marche – à moins que ce ne soit l'inverse –, à travers des brumes de temps et d'espace, somme toute, bien fines.  




(1) Honnêtement, la mélodie d'une de nos chansons de clerc présente de telles similitudes avec un des lieder du Voyage que je n'excluerais même pas qu'elle puisse en descendre… Cela restera probablement du domaine de l'imagination, mais la mienne n'a pas à se donner trop de mal, ni musicologiquement ni historiquement. Et si ce n'est pas la bonne explication, on est à tout le moins devant une coïncidence de formes qui suggère bien des choses sur l'humanité musicale – et sur le XIXe siècle.