Orgueil et préjugés ou : ce que vaut notre travail

Je me sens bizarre : je viens de dire non à quelqu’un. Ou plutôt je viens de poser des conditions dont je savais que, modestes mais non insignifiantes, elles mèneraient probablement à une impossibilité. 

Je viens, de fait, de refuser de participer à une émission de télé. Laquelle, cela importe peu ici ; l’objet de ce texte n’est pas du tout de jeter l’opprobre sur elle, simplement de partager un peu d’une petite face cachée de nos carrières. 

La proposition pouvait être amusante, il s’agissait de venir participer à quelques minutes d'improvisation collective devant les caméras. Là où ça devenait moins drôle mais pas non plus surprenant, c’est qu’il n’y avait – suivant ce qui s’est imposé comme l’usage ces dernières années – aucun budget prévu pour les musiciens concernés ; tout juste pouvait-on me défrayer de mes kilomètres. Après réflexion, je me suis dit que cela pouvait rentrer dans la case « mise en valeur de mon travail », pour laquelle je vais régulièrement par monts et par vaux, de radios en télés, des jours et des jours sans percevoir le moindre centime ; mais encore fallait-il qu’il soit vraiment mis en valeur, mon travail, ce qui n’allait pas être le cas si on me voyait seulement bidouiller avec deux ou trois collègues pendant deux minutes. J’ai donc, après réflexion, donné la réponse suivante : « je serai ravie de venir si l’émission comporte par ailleurs cinq minutes d’interview où je puisse présenter mon boulot et mon actualité ». 

Je savais bien que ça allait passer ou casser : cinq minutes de plateau, ça n’a l’air de rien mais en télé, c’est déjà conséquent. (Pour être exacte, j’étais prête à négocier une minute de moins, mais au ton de la voix à l’autre bout de la ligne il paraissait clair qu’en réalité aucune interview n’avait été prévue.) Seulement voilà : en farfouillant dans mon âme et conscience, je voyais que je n’avais pas envie de céder sur ce point, pour deux raisons. 

La première était une simple question de logique : soit je suis invitée pour un travail de création en direct, et en ce cas pourquoi ne serais-je pas rémunérée au même titre que les techniciens et les animateurs ? Soit je suis bel et bien en promotion – ce qui est admis aujourd’hui comme un travail bénévole, même si ce ne le fut pas toujours –, et en ce cas il faut que l’émission le reflète. 

Le point de vue de mon interlocuteur était que ma seule présence à l’écran constituerait déjà « une vitrine » pour moi. Ah, la Vitrine… Si chaque musicien avait un dollar pour chaque fois que quelqu’un qui lui demandait de travailler pour la beauté du geste a argué de la magique « vitrine », nous serions en mesure de rembourser la dette grecque. Et le fait est qu’apparaître à l’écran, en l’occurrence, pouvait en constituer une. Seulement ç’aurait été une vitrine pour ma personne, mais pas pour mon travail. Ce que je veux mettre sur l'étal, ce sont mes disques, mon bouquin, mes spectacles, mes nombreuses collaborations avec de magnifiques collègues, ce que j’ai à partager, ce que je mûris depuis vingt-cinq ans – et non uniquement ma capacité à bricoler avec quelques camarades et des contraintes non choisies.  

Ce qui m’amène à ma deuxième raison. Et celle-là est plus compliquée à expliquer, plus difficile à cerner y compris pour moi. Et cependant je pense que toute personne arrivée à un certain degré de maturité dans son travail peut comprendre de quoi il retourne. C’est que, cette fois-là, je n’avais pas envie de lâcher parce que j’estime qu’au stade où il se trouve, mon boulot vaut bien quelques minutes de plateau. Et que, si mon interlocuteur n’était pas en mesure de me les proposer, je comprenais fort bien, sincèrement, ses propres raisons, mais préférais décliner l’invitation dans ses paramètres actuels. (Qu’un seul de ces paramètres change et ma réponse pouvait changer : par exemple, s’il s’était agi de chanter pour une cause humanitaire, de rendre hommage à une de mes idoles, ou d’une émission diffusée sur un territoire où je suis parfaite inconnue – en l’occurrence, il s’agissait d’une diffusion en Bretagne.)

C’est une chose assez transgressive que de décider que ce que vous avez à offrir vaut plus que la place que l’on vous propose. Pour ma part, je n’y arrive jamais à la légère – comme en atteste le fait que j’aie éprouvé le besoin d’écrire ce texte. La décision peut être très difficile dans un monde où la valeur de votre travail se mesure à l’intérêt qu’autrui lui porte, mais où, également, cette mesure de l’intérêt peut se faire selon des critères étrangers les uns aux autres, avec des résultats diamétralement opposés. L’offre et la demande, admettons, mais comment définire la « demande » en art ?  Je n’aurai jamais des millions de fans mais régulièrement quelqu’un vient me dire que telle ou telle piste d’album où je chante a eu un rôle important dans sa vie. A priori, quelqu’un qui s’intéresse à la musique bretonne saura qui je suis, alors que son frère, sa sœur ou son même son conjoint, s’il n’en écoute pas, vivra toute sa vie sans jamais entendre parler de moi et ne s’en portera certes pas plus mal. J’ai fini par comprendre que mon avis – parfois à mon insu – pouvait compter fort pour un(e) jeun(e) musicien(ne) ; il ou elle aura cependant des collègues qui, eux, s’en moqueront du tiers comme du quart. J’ai, jusqu’à présent, eu la chance de réussir à évoluer dans le monde du spectacle vivant sans jamais manquer de travail ; je ne suis pourtant pas du tout une aristocrate de cet univers, simplement un membre d’une sorte de classe moyenne. Cependant, alors que, mais, pourtant… Je pourrais faire encore longtemps la liste des paradoxes d’une situation comme la mienne : celle de quelqu’un qui n’atteindra sans doute jamais les sommets de gloire de certains de ses confrères et consœurs, ni les cimes de virtuosité d’autres (rarement les mêmes), mais qui arrive tout de même, à petits coups de piolet, à bivouaquer à des points de mi-pente indéterminés mais désormais indéniablement loin de la plaine du départ – et desquels la vue, du reste, est déjà fort belle… 

Dans ce tissu de données contradictoires, comment décider si l’on accepte ou si l’on refuse une proposition ? Qu’est-ce au juste qui me fait, souventes fois et tout bénévolement, accourir ventre à terre pour chanter la gavotte en maillot de bain dans une piscine, participer à une soirée en hommage à un conteur pilier du Téléthon, brâmer « I love Rock’n Roll » un lendemain de Nuit de la Gavotte, ou entonner les cantiques préférés d'un fan de Loened Fall pour son enterrement ? Qu’est-ce qui fait que j’accepte, certaines fois, de baisser substantiellement mon cachet pour que l’évènement puisse avoir lieu, alors que d’autres propositions de même nature me seront irrecevables ? 

Cela tient parfois au contentement que j’attends de l’évènement – l’Aquagavotte s’annonçait comme un joyeux moment de délire à l’état pur ; le fan des Bébêtes était un chic type –, et toujours, je crois, au sentiment que j’ai que la personne qui m’invite estime haut la valeur de ce qu’elle me demande, quel que soit le prix qu’elle est en mesure de m’en offrir. (On comprendra aisément en quoi commencer par me dire que c’est moi qui devrais être contente d’apparaître « en vitrine » passe un tantinet à côté de cet objectif. )  

Cela tient aussi parfois, de façon peut-être moins évidente, au sentiment que j’ai que je vais pouvoir travailler pour de bon. J’ai pour credo que, une fois que j’ai accepté de venir, il n’y a pas de « petit plan », pas de concert, de fest-noz ni de ligne de chœur qui ne mérite pas mon engagement total le temps que je suis sur scène ; et pas d’émission, d'atelier ni de conférence qui ait droit à moins que toute l’énergie dont je suis capable à ce moment. Or cet engagement ne se dose pas au poids : que je me déplace pour une minute ou pour soixante, la dépense en temps est la même, et la dépense d’énergie souvent plus grande encore pour une intervention courte. Il arrive simplement que, parfois, ce que j’aurai réellement à faire se moque de cette mobilisation comme d’une guigne. (Par exemple, chanter dans les chœurs d’une production de Don Giovanni : je suis ravie d’avoir fait ça dans ma tendre jeunesse, c’était une belle occasion de voir un Don Giovanni de près, mais cela revient, en pratique, à consacrer plusieurs semaines de sa vie à environ 45 secondes de musique qui constituent sans doute le seul moment inintéressant de ce chef-d’œuvre ; si vous me voyez remettre ça un jour, soyez assurés que ce sera pour des raisons financières ou humaines, mais pas artistiques. Inversement, les 45 secondes du rôle de Kate Pinkerton dans Madame Butterfly sont, elles, dans la catégorie des choses que je referais avec délice : c’est un rôle de quasi-figuration, mais quel privilège d’être un petit rouage dans une scène aussi bouleversante, à écouter les chanteurs magnifiques que l’on engage généralement pour tenir les « vrais rôles ».) 

Toutes ces décisions n’ont qu’un seul axe : dans un monde où la valeur reconnue de mon travail change à chaque nouvelle situation et chaque nouveau regard, j’ai besoin, comme tous mes collègues, de considérer que cette valeur si protéiforme n’est pas pour autant inexistante. Que si elle est soumise au jugement d’autrui, c’est moi qui décide, in fine, quels jugements entrent ou n’entrent pas dans mon sentiment d’elle. Que la constitution de ce sentiment est une entreprise délicate – nous connaissons tous au moins une personne qui surévalue tragiquement ses compétences, et tous nous tremblons de lui ressembler – mais qu’elle est néanmoins nécessaire, ne serait-ce que pour avoir la force de revenir devant vous porter nos chansons et nos histoires. Seulement elle contrevient frontalement à une fausse vertu qu’on nous serine dès la maternelle, aux petites filles tout particulièrement : la modestie. « Pour qui te prends-tu ? » avons-nous si souvent entendu. « Pour qui se prend-elle ? » ai-je entendu dans la voix irritée au téléphone. Et nous obéissons, toute notre vie, nous intégrons au plus profond de nous le réflexe de voir un péché d’orgueil dans toute impression d’avoir bien fait ou de savoir faire. Et pour nous défendre de ce péché, nous nous flagellons de la moindre insuffisance, nous sommes prêt(e)s à nous embrocher contre la porte de la cuisine à la première erreur. Ce qu’on ne nous a pas appris, c’est la haute idée de nous-mêmes que cache précisément cette insatisfaction intégrée. Il est là, l’orgueil : dans le sentiment que nous ne sommes jamais à la hauteur parce que nous devrions être tellement meilleurs, et non dans une autoévaluation, aussi sereine et objective que possible, de ce que nous sommes réellement en mesure de faire à un instant donné. Le premier nous condamne à chercher perpétuellement des excuses ou des explications à notre médiocrité ; la seconde admet cette médiocrité, tout simplement, et s’autorise du même coup une modeste – vraiment modeste – satisfaction du chemin parcouru. C’est une des choses que la pratique de la scène n’en finit pas de m’apprendre : reconnaître ce que l’on sait faire, parce que cela suppose de s’avouer aussi ce que l’on ne sait pas, est un chemin plus difficile mais plus constructif que de se lacérer la poitrine parce que l’on n’atteint pas une barre irréaliste. Elle est là, l’humilité. (Accessoirement, c’est là aussi que se cachait, pour moi, une des grandes clefs de la lutte contre le trac…) 

Bien sûr, l’objectivité est rarement possible en ce domaine : par exemple, je peux objectivement déterminer si je suis physiquement capable de chanter ci ou ça, mais il ne s’ensuivra pas automatiquement que je sois capable de bien le chanter – cela ne se mesure pas. Et en l'occurrence, ai-je eu raison ou tort de décliner cette invitation ? Aux yeux de mon interlocuteur, sûrement tort. Aux miens, non, parce que ce qu’il me proposait n’était pas tout-à-fait à la hauteur de cette estimation que j’essaie de faire, au jour le jour, de ce que vaut et ne vaut pas mon travail, au-dedans et au-dehors. Mais la vraie réponse est qu’il n’y a pas de vraie réponse ; et que, comme il n’y en a pas, j’ai décidé de m’en tenir à la mienne – tissée de mon intuition, de mes souvenirs des nombreuses émissions auxquelles j’ai déjà participé, et de ma croyance en ma capacité de progrès. Ce n’est pas si facile quand toute dévaluation par autrui entre immédiatement en résonance avec nos réflexes (par ailleurs assez hygiéniques) de remise en question. Pas facile surtout quand, à mes oreilles comme à celles de la plupart d’entre nous, résonne le chœur des arbitres des péchés capitaux – si fort et depuis si longtemps que, selon une évidence qui devient absurde quand on l’observe, épouser le point de vue de mon interlocuteur m’aurait demandé moins de courage que d’être simplement attentive au mien.