Le temps qu’il faut (2) : ce qui se conçoit bien ne s’énonce pas toujours en 150 caractères

Après ma déclaration d’amour aux chansons interminables, vous aurez compris, à ce seul titre, où je veux en venir : parmi les traits de notre époque auxquels je me sens devenir non seulement un dinosaure, mais un dinosaure fier de l’être, souvent ronchon et occasionnellement combatif, il y a le dogme, le culte, l’allégeance irrationnelle à la brièveté. Ou plus exactement, la confusion entre la brièveté et la concision. 

Où que vous regardiez, il faut faire court : l’internaute est supposé n’avoir que 25 secondes à consacrer à une page, le métabolisme de l’auditeur radio est réputé flageoler au-delà de trois minutes, celui de l’automobiliste exige qu’on bétonne des centaines d’hectares pourvu qu’il y gagne cent vingt secondes ; face aux profondeurs et aux convulsions du monde, c’est par tranches de cent cinquante caractères que l’on attend désormais les lumières des dirigeants et des intellectuels ; on agite un prix sous le nez des thésards pour qu’ils se plient à résumer en trois minutes le fruit de plusieurs années de leurs vies… 

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » ? Sauf le respect dû à Boileau, ce qui s’énonce en un bel alexandrin n’est pas forcément vérité sans mélange. D’une part ce vers devenu scie ne dit nulle part que « clairement » soit synonyme de « brièvement » ; d’autre part, même un animal verbal dans mon genre – peut-être surtout un animal verbal dans mon genre – ne peut que reconnaître qu’il est des choses que l’on peut concevoir sans pour autant pouvoir les énoncer « clairement », a fortiori si l’on persiste à penser que ce qui est clair est bref. Les humains ont même inventé et attaché une valeur certaine à un petit loisir nommé « poésie », dont la raison d’être est précisément l’expression de ce qui se conçoit bien et ne s’énonce pas clairement pour autant… Parfois cela s'accomplit en un haiku ou un épigramme. Mais vous ne raconterez pas le voyage d’Ulysse en un haiku. En un haiku, vous pourriez superbement raconter le choc du goût d’une madeleine trempée dans le thé – mais pas le côté de Guermantes et l’amour de Swann. 

Je suis pourtant d’un naturel plutôt impatient, et peu de choses m’horripilent autant, par exemple, que de voir quelqu’un gaspiller nos temps respectifs à m’expliquer quelque chose que je sais déjà (ce qui, dans une vie de femme – croyez-moi si vous n’en vivez pas une vous-même – arrive avec une régularité de cauchemar). Pour tout mon amour des formes longues, j’ai appris le plaisir addictif de trancher dans un spectacle ou un texte parce que « cette partie ne sert plus à rien », quel que soit le mal que je me suis donné à la fabriquer. Mais j’assume mon désaccord avec ceux de mes amis qui considèrent qu’aucun spectacle ne devrait durer plus de cinquante-cinq minutes, et aucun article plus d’une page. Certes, si c’était le cas, nous pourrions tous voir plus de spectacles et lire plus d’articles, dans le laps tristement non-infini de nos jours et de nos vies ; et l’on peut s’imaginer, sur le papier, qu’une loi de brièveté obligerait à produire un contenu trié sur le volet. Seulement, une simple promenade sur Internet suffit à dissoudre ce dernier espoir : le format ramassé mène, au pire, à des âneries tout juste repiquées d’un autre site, au mieux à un survol tellement rapide que l’article est vide comme un sommaire. Quant aux spectacles, une petite heure, pour ma part, je trouve que c’est peu pour une bonne soirée et trop pour une mauvaise… Faut-il nous condamner à des lectures indigentes et à des spectacles finis à peine commencés, simplement parce que notre époque nous autorise l'accès à une quantité sans précédent des uns et des autres et que nous voudrions pouvoir goûter à tout ? 

Il y a aussi autre chose que ce dogme de la réduction néglige : c’est que le sentiment de longueur n’est pas seulement affaire de minutes, mais de densité d’information. Je l’ai appris à mes dépens, un spectacle bourré d’éléments variés et eux-mêmes courts paraîtra bien plus long que le même, d’une durée égale ou supérieure, mais expurgé d’un tiers de ses notions… Un texte court et très dense, où chaque phrase réclame une documentation annexe ou devient un sujet potentiel de dissertation, est en grand danger d’illisibilité. Enoncer clairement, c’est aussi prendre le fameux Temps qu’il Faut. Et chercher à prendre ce temps, c’est prendre aussi un risque, parce que « ce qu’il faut », bien sûr, ne peut être qu’une évaluation subjective. 

La compositrice Frédérique Lory vient de me rappeler – la chose l’avait amusée – qu’il y a quelque mois, à un collègue qui me disait qu’il avait aimé un spectacle mais qu’on pourrait en retrancher cinq minutes, j’avais répondu « oui, mais pour quoi faire ? ». J’avoue que je ne me souvenais pas de ce qui était sûrement, de ma part, une boutade. Mais à y réfléchir, je m’y tiens bien un peu. Je crois savoir à quelles minutes pensait mon camarade, et il avait raison sur le fait que le spectacle tiendrait debout sans elles – moi-même je ne suis pas sûre de ne pas opérer d’ici quelque temps un nouveau tri dans leur matière. Mais dispensable n’est pas forcément superflu, et à ce stade de la vie du spectacle, ces minutes racontent quelque chose en elles-mêmes, comme la longueur de l’histoire d’Erwanig. 

Eternelle réponse aux éternelles questions : tout est affaire de proportions. Il n’est pas absurde d’espérer quelque chose en retour du temps que l’on consacre à la parole d’autrui, et pas interdit d’estimer qu’il existe un degré au-delà duquel ce qu’on en retire ne vaut pas ce qu’on y met. Mais je refuse de démordre de l’idée que ce degré est hautement mobile, qu’il varie suivant le jour, les circonstances et l’âge du capitaine, et qu’il est imbécile de chercher à le figer en algorithmes, en tours d’horloge ou en nombre de paragraphes. Oui, trois fois oui, débusquer l’adverbe redondant et l’adjectif creux est une hygiène ; faut-il pour autant prêter serment de haine, sur le modèle des lettrés anglophones actuels, envers tout adjectif ou adverbe ? En guise de gousses d’ail, j’accrocherai à ma porte quelques pages de Colette ou de Victor Hugo… Et oui, bien sûr, l’humanité laisse un sillage de mots, de notes et d’images que l’on pourra juger inutiles – et j’en fournis mon lot avec ardeur – ; mais comment les artistes, entre tous, peuvent-ils oublier que parfois c’est la gratuité même qui raconte quelque chose de précieux ? Comment des hominidés qui ont des amis, des familles, peuvent-ils perdre de vue que parfois c’est le temps passé à ne rien se dire d’important qui dit, en lui-même, la chose la plus importante de toutes ? 

Je le répète : libre à chacun de ressentir ses seuils en la matière. Si c’est via Twitter que le débat public se déroule désormais, grand bien fasse à mes contemporains – je continuerai seulement à m’en tenir à l’écart. N’étant pas à une contradiction près, je serai la première à lâcher le livre qui me barbe ou la conversation qui tourne en rond, et à admirer régulièrement l’extrême économie de moyens de tel ou tel. Mais je n’en continuerai pas moins à chérir les circonlocutions des siècles passés, les précautions sincères des esprits rigoureux, les détours hilarants des amoureux du langage, les heures de Shakespeare et les couplets de gwerzioù où l’on voit un personnage monter un escalier – parce que ce n’est pas insignifiant du tout qu’il monte un escalier, même si l’on peut parfaitement raconter l’histoire sans le dire. Et, soit dit en passant, je ne demanderai plus pardon, comme j’ai pu le faire autrefois, pour la longueur d’un courrier de ce journal. Je vous promets que je fais de mon mieux pour ne pas abuser de votre temps ; accordez-moi, et accordons-nous les uns aux autres, assez de crédit pour envisager que nos pensées puissent être à l’étroit dans un format radio ou un nombre de caractères hérité des écrans de téléphones portables d’il y a quinze ans. 

Vous souvenez-vous – ils existent peut-être encore, du reste – des volumes de romans abrégés du Reader’s Digest ? Il y en avait chez mes grands-parents, et je me souviens avoir tenté, adolescente, d’y lire La Bicyclette bleue. Le clerc en charge de la compression du texte avait, dans son zèle purificateur, commencé par en expurger toutes les scènes de sexe… Outre ma bien compréhensible déception de jeune lectrice en pleine tourmente hormonale, j’en appelle au sens commun : qui, doté d’un minimum de compréhension de l’écrit, peut considérer que les scènes de sexe sont superflues chez Régine Deforges ? Chez une femme qui a consacré une ample part de sa vie à combattre l’interdiction de vivre et de dire l’amour, interdiction dont elle avait elle-même violemment souffert ? Le détail de ces scènes n’était pas essentiel à l’intrigue, mais il l’était au propos de l’auteur. Au fond, c’est aussi pour cela que j'entends m’obstiner à chercher et à cultiver ce luxe indispensable du « temps qu’il faut » – et à appeler mes correspondants au-delà de trois échanges consécutifs de SMS – : parce que, si courtes soient nos vies et si innombrables les informations qui se disputent nos minutes, qui a envie de lire La Bicyclette bleue sans les scènes d’amour ?