De cagnard, d'eau douce et de mondes disparus

C'était un endroit où la rivière, s'étant élargie pour avaler un îlot, se refermait au-dessus d'un trou profond (certainement artificiel mais dont j'ai toujours ignoré l'origine), le tout formant une sorte de piscine naturelle – non un étang, puisqu'on restait dans le courant qui pouvait même être assez fort, mais un endroit où il faisait bon aller nager, à l'ombre des peupliers chargés de gui. C'était en quelque sorte la plage, on venait s'y baigner, lézarder, camper, pêcher (et, en ce cas, pester contre les baigneurs), se rafraîchir comme les animaux au marigot. On descendait du plateau du village par un chemin de cailloux crayeux en pente raide, on traversait le fond plat et large de la vallée que la rivière, à chaque crue hivernale, remplissait à nouveau, et on arrivait dans ce pré – un peu plus vert grâce à la rivière et aux arbres. On posait sa serviette, depuis la rive un peu boueuse on se mettait à l'eau, elle avait le goût minéral et sucré de l'eau douce et la première fois nos corps étaient tout surpris de ne pas en être portés comme par notre mer coutumière. On avait pied dans la vase les premiers mètres, puis l'on sentait, abrupt, le bord du fameux "trou". De l'autre côté, il y avait la vanne de la digue qui retenait l'eau passant derrière l'îlot, avec toutes ses possibilités de jeu – nager contre son courant ou s'en laisser emporter, se poster dans sa niche voûtée comme dans un bain à bulles…  – ; non loin d’elle, une zone colonisée par les nénuphars était l'occasion de se faire un peu peur en sentant leur longues tiges vous aggripper les jambes comme des tritons mal lunés. En faisant la planche, vous aviez au-dessus de vous un ciel comme un plafond de chapelle soutenu par des départs d'arcades vertes. 

C'était un rendez-vous quotidien, nous y descendions en groupe, frères et sœurs, cousins, amis, et parfois, quand j'étais toute petite, la famille au grand complet : j'ai en tête une série de photos où une Marthe de cinq-six ans, bouée canard autour de la taille, côtoie son arrière-grand-mère Marthe ridée comme une vieille pomme. (Inutile de demander, ces photos-là n'iront jamais sur Facebook.) Ce jour-là, la tribu était sans doute descendue par l'autre chemin, carrossable celui-là. Le reste du temps nous passions par la pente, le chemin dit "La Grand-Cueil" (cela s'écrit-il ainsi ? Je ne l'ai jamais écrit ni lu…). Une fois saoûlés de fraîcheur (ou, plus souvent, atteints par la faim) nous remontions, le long des prairies jaunies, des champs de maïs, de tournesols et de céréales déjà récoltées, cherchant des yeux une éventuelle ammonite fossile dans les cailloux, au son ininterrompu des criquets. La côte était assez raide pour nous réchauffer à nouveau, et il nous restait encore deux ou trois grands champs de chaumes à traverser – mes chevilles et mes mollets s'en souviennent encore, de ceux-là : les chaumes bien secs griffaient méchamment les petites pattes ! Le soleil était sans pitié à cette heure-là, si bien que nous avions soin, avant de quitter la rivière, de tremper nos serviettes pour nous en couvrir le temps d'arriver à la maison de ma grand-mère, havre d'ombre douce, de limonade, d'amour et d'oranges givrées. 

C'était un point de baignade délibérément ouvert à tous, le seul champ non clôturé le long de la rivière. C'était une petite utopie en action : mon grand-père maternel et deux de ses amis avaient décidé d'acheter ce champ dans le seul but de le garder accessible, à l'époque où tous les paysans se mettaient à ceindre les leurs de barbelés. Comme toutes les utopies elle ne fut pas éternelle : il y a déjà un bon bout de temps que ma grand-mère affaiblie a dû se résoudre à céder sa part à la municipalité qui souhaitait prendre le contrôle du site (1). Et puis l'autoroute passe désormais – assez discrètement, il est vrai – à quelques centaines de mètres de là… Mais cette utopie-là fut et, outre les souvenirs dorés qu'elle nous laisse, elle survit aujourd'hui sous la forme d'un point de pêche accessible aux handicapés. Il n'y a plus de place pour camper ni étendre sa serviette mais l'on peut toujours, bien sûr, se promener et se baigner si l'on n'est pas chochotte. L'endroit est moins accueillant, les peupliers sont morts, les roseaux se sont multipliés et le déversoir est grand ouvert ; mais la rivière sent toujours la même odeur. 

Vous l'aurez deviné – fossiles, tournesols, chaumes de blé, cagnard –, "L'Îlot", comme nous l'avons toujours appelé, ne se trouve pas en Bretagne. Ces souvenirs-là appartiennent à celui des douze mois de l'année que je passais dans le pays de Niort, berceau de mon grand-père. (Ce campagnard dans l'âme avait rénové de ses mains la maison familiale au village pour retourner y vivre, à une époque où la chose n'était non seulement pas du tout à la mode mais le faisait passer pour un doux dingue. Mais c'est là une autre histoire.) En réalité, n'ayant jamais été une enfant curieuse, je ne sais presque rien de ce pays dont je ne connais guère que la maison, le jardin, le village autour… et l'Îlot. Je n'en savais rien à l'époque, j'en sais encore moins aujourd'hui, quand je vais rendre visite à ma grand-mère, 97 ans bientôt. Le village est devenu une arrière-cour de Niort, semé dru de ces horripilants pseudo-mas provençaux, étalés de plain-pied avec patio et sans vergogne, que les Bâtiments de France répondront, au jour du Jugement, d'avoir validés aux côtés des maisons locales, invariablement, elles, hautes et ventrues. Il y a de petites barrières peintes sans une écaille, des grilles à codes, des piscines, des plate-bandes Magasin Vert, des salons de jardin design. Quel sens aurait, dans ce monde-là, la berge herbue ouverte à tous sous les peupliers ? Je ne vis pas là et n'y ai jamais vécu, je n'ai pas à juger ceux qui y vivent. Mais je reconnais, au bout d'un temps qui me paraît pourtant si court, que je suis déjà porteuse d'un monde disparu, qui se superpose à celui d'aujourd'hui dans mon regard… Monde qui n'a fait que passer, qui n'a peut-être existé que dans les yeux d'une poignée de gens, mais que je garde – privilège inaliénable, je le comprends aujourd'hui, du vieillissement – le droit de préférer pour toujours. 







(1) Appelons un chat un chat, il semble qu'un des problèmes ait été l'habitude prise par quelques familles du voyage de laisser derrière elles leurs détritus en partant. J'ignore quelle a pu être, pour la municipalité, la part des préjugés outre celle de cette question de pollution (en réalité nous côtoyions déjà des familles du voyage à l'Îlot quand j'étais ado), mais cette dernière, hélas, était réelle.