A propos de chant, 2 : « tu chantes faux » 

Quand j’ai besoin de me rincer le cerveau (ou, avouons-le, de procrastiner), un de mes plaisirs coupables est la lecture de blogs américains. C’est ainsi que je suis tombée récemment, dans une rubrique « conseils du psychologue maison », sur la question d’une mère angoissée : « ma fille de cinq ans chante du matin au soir, de tout son cœur, mais elle chante horriblement faux. Comment puis-je le lui dire moi-même, et éviter qu’elle vive trop longtemps dans l’illusion d’être une chanteuse, avant que d’autres que moi s’en chargent, et plus cruellement ? » 

Gloups. 

J’ai lu l’article trop tard pour pouvoir y réagir sans que ma contribution se retrouve diluée dans les deux mille commentaires précédents, mais pour le peu que j’ai vu de ces derniers, j’ai été choquée qu’il ne se soit pas trouvé au moins un prof de chant pour remettre les pendules à l’heure : bien avant de s’interroger sur ce qu’on peut appeler charitablement la complexité du rapport de cette femme, d’une part au chant, et d’autre part à sa fille, il faut d’abord rappeler cette vérité que beaucoup d’enfants chantent faux, et que c’est normal. Je répète : 

BEAUCOUP D'ENFANTS CHANTENT FAUX, ET C’EST NORMAL. 

Quand je dis « beaucoup », c’est beaucoup. En particulier chez les plus petits. (Un tiers des enfants de 7 ans dans la tradition occidentale actuelle, d’après cet article de G.F.Welch, que je découvre au moment de vérifier que je n’ai pas écrit trop de bêtises.) Certains « bourdonnent », c’est-à-dire qu’ils chantent tout plus ou moins sur la même note. D’autres modulent les hauteurs, mais d’une façon qui n’a qu’un lointain rapport avec la mélodie de départ. D’autres enfin, surtout dans la petite enfance, s’amusent simplement avec leur voix, improvisant avec une liberté à faire pâlir un musicien contemporain. Rien de tout cela n’augure de la qualité future de leur chant. La plupart des « bourdonneurs » et des « moduleurs » vont acquérir graduellement la capacité à reproduire une mélodie ; les improvisateurs aussi, et certains garderont même – ou retrouveront un jour – le sens du plaisir à jouer avec leur voix comme d’autres se souviennent de la joie de la balançoire ou du ballon. En fait, c’est bien simple : la chose la plus susceptible de les en empêcher,  c’est qu'un jour, un adulte en position d’autorité leur assène qu’ils chantent faux. 

Combien en ai-je vu en atelier, des gens qui aiment et qui désirent chanter, des gens dont la faim de chant est déjà, en elle-même, belle à entendre comme le cadeau d’une liberté gagnée pour nous tous, et qui commencent la journée, lors du tour de table initial, par me raconter qu’à l’école un instituteur leur a dit « toi, tu chantes faux, donc tais-toi pendant que les autres chantent » ?

On ne soupçonne pas les dégâts de cette phrase, « tu chantes faux ». Elle est définitive, au sens propre : elle fixe un trait, elle l’attribue à la nature même de la personne concernée. Dans l’imaginaire commun, on « chante faux », ou on « a une belle voix »,  comme on a les yeux marron ou des taches de rousseur : c’est quelque chose qui vient du ciel, auquel on ne peut rien, et qui ne changera jamais. Alors que la capacité à chanter, avant même tout apprentissage conscient, est une chose en permanente évolution tout au long de la vie ; et qu’il sont rares, les handicaps qui empêcheront vraiment à jamais quelqu’un de chanter, si motivé soit-il. 

Quels sont ces handicaps ? Une malformation grave de l’appareil vocal, ou une dégradation irréversible (traumatisme, pathologie importante, dégâts du tabac, très grand âge…) ; certaines formes de surdité ; quelques rarissimes bizarreries cérébrales ; un handicap respiratoire important. Et c’est à peu près tout – que les spécialistes me corrigent. Tout le reste est, en théorie, surmontable. La question est seulement celle du rapport entre le temps nécessaire à cela et celui que la personne est disposée à consacrer à son chant. 

La beauté du chant est un plat subtil, qui se mijote en permanence et exige un équilibre constant (c’est-à-dire un rééquilibrage constant – l’équilibre est le contraire de la fixité) dans une liste d’ingrédients d’une longueur digne d’un restaurant gastronomique indien. Il faut de la musicalité, du rythme, de la mélodie et de l’intonation, de l’expression,  des choses à dire, des nerfs assez solides, une cage thoracique en bon état de marche, une santé pas trop flagolante, une bonne mémoire, une capacité d’introspection et une capacité à cesser de se regarder le nombril, de la générosité, un peu d’égoïsme, de l’énergie, des flots de désir, de l’instinct, de l’intelligence, de la patience et de l’impatience, un corps prêt à s’engager, une capacité de travail, une capacité de remise en question, et une capacité à s’accorder la satisfaction méritée. Vous noterez qu’il y a une chose qui brille par son absence dans ma liste : « une belle voix ». Il y a deux raisons à cela : la première, c’est que si vous avez tout le reste, votre voix sera belle, quand bien même vous n’auriez pas reçu de la Mère Nature de quoi faire tomber les murs de Jéricho. La seconde, c’est que vous pouvez avoir « une belle voix », c’est-à-dire un instrument plein de potentiel et dont vous savez déjà vous servir assez bien pour que ce potentiel s’entende, mais si vous manquez de tout le reste, ce sera comme si vous cuisiez un poulet fermier nourri au poil de licorne, mais à sec et sans assaisonnement : en un mot, la barbe. 

De ces ingrédients, la quantité nécessaire varie déjà suivant la musique que vous souhaitez interpréter : il y a des musiques qui supportent très bien un sens du rythme passable, pendant que d’autres s’accommodent à merveille de certaines imprécisions d’intonation. Mais surtout, surtout, ce qu’il importe de comprendre est que presque personne n’a, dès le départ, la totalité de la liste à sa disposition sur son plan de travail. Que, tout bonnement, ce sera l’objet de votre apprentissage que de trouver et de cultiver ce qui vous manque. Et que tout le monde ne part pas avec les mêmes ingrédients. Par exemple, votre servante a commencé sa vie de chanteuse avec une bonne musicalité, un sens du rythme plutôt solide et un instrument de bon potentiel, mais une technique respiratoire pathétique, un corps en bois et un sérieux cheminement intérieur à faire. D’autres démarrent avec un souffle aisé qui libère déjà une jolie voix, mais aucune sensation du rythme. D’autres encore sont des bêtes de scène en puissance, mais ils ont du mal à accorder les hauteurs qu’ils émettent à celles qu’ils entendent, pendant que leurs cousins d’infortune ont du mal, eux, à comprendre les hauteurs entendues et à les reproduire. C’est de ceux-là que l’on dira, trop souvent, qu’ « ils chantent faux » comme si c’était leur destin. 

Or ce n’est pas leur destin. Parmi ces pestiférés, il y en a qui, dès qu’on leur joue un accompagnement ou qu’on les place au milieu d’autres voix, trouvent sans retard comment s’inscrire dedans – ce qui prouve bien que leurs oreilles fonctionnent à merveille. Ironiquement, c’est même souvent pour cette raison qu’ils ont du mal à tenir la justesse a cappella : dès que leur voix bouge en tonalité par manque de solidité technique, ils se réajustent automatiquement à cette nouvelle hauteur. D’autres, à l’inverse, peinent à s’installer dans un accompagnement ; parfois c’est parce que, habitués à chanter seuls, ils ont besoin d'isoler les fréquences de leur voix de celles qui les entourent, afin de pouvoir mieux s’entendre – ceux-là peuvent vous clouer sur place en solo. Enfin, j’ai déjà croisé plusieurs cas de gens incapables de reproduire une simple note à l’identique, mais qui, guidés par un professeur opiniâtre, mémorisaient des mélodies entières (un peu, j’imagine, comme des chorégraphies), jusqu’à devenir de très bons chanteurs amateurs. 

Le chanteur qu’on qualifiera de « doué », bien sûr, est celui qui avait sur sa table, dès le début, plus d’ingrédients que les autres, y compris les ressources qu’il fallait pour aller chercher le reste. Mais j’insiste : c’est l’équilibre du dosage entre le potentiel et la volonté qui va « faire un chanteur ». Les rues sont pleines de gens qui promènent des gosiers de rossignol… et ne ressentent nul besoin de s’en servir. Et la volonté peut faire préparer de délicieux ragoûts à des gens dont le plan de travail, au départ, était bien dégarni. Encore faut-il qu’il ne se soit pas trouvé un jour, dans l’embrasure de la porte de la cuisine, une âme bien intentionnée pour leur dire que la cause était perdue d’avance et que c’était écrit dans leurs astres. Dire à quelqu’un « tu chantes faux », c’est sous-entendre « tu chanteras toujours faux ». C’est couler une chappe de plomb sur quelque chose qui devrait rester en mouvement jusqu’à notre dernier souffle. Et c'est, trop souvent, une prophétie auto-réalisatrice : comme elle prétend cerner un trait de l’identité de la personne, le malheureux n’ouvrira plus la bouche que convaincu de mal faire – s’il ne la ferme pas à jamais. Ceux qui arrivent dans nos ateliers sont la minorité dont la faim de chant était telle qu’elle a survécu sous le plomb. 

Comprenez-vous, dès lors, pourquoi cela me glace le sang d’entendre une mère dire de sa fillette qu’elle a une voix de casserole, qu’elle ne devrait pas chanter, et qu’il vaut mieux qu’elle le sache au plus tôt ? Ô dame inconnue de l’autre côté de la planète, si vraiment cela vous tourmente à ce point que votre gosse chante comme une gosse, trouvez-lui un atelier d’éveil musical, et un peu plus tard un chœur d’enfants où elle poussera bien à son aise. Mais surtout lâchez-lui la grappe. Même en votre for intérieur. On ne devrait jamais dire à un gamin qu’il chante faux. Et si d’aventure l’enfance de sa voix est un problème incontournable – si, mettons, le reste de la classe a éclaté de rire en l’entendant –, il faudrait toujours, toujours l’informer (et informer les autres, parce que les enfants ne sont pas les derniers à relayer la sentence) que c’est une situation normale, qui va évoluer. On peut sûrement faire bien pire à quelqu’un que tuer dans l’œuf sa joie de chanter ; mais il est si simple de s’abstenir, et de laisser intacte sa liberté d’accès à ce qui peut être à la fois un des plaisirs de la vie, et un puissant baume pour ses chagrins.