A propos de quarantaine 


En cherchant autre chose dans mes brouillons l’autre jour,  je suis tombée sur un texte que j’avais écrit pour ce journal dans les tout premiers jours de janvier 2014. Je l’avais mis au frais pour l’amender et le publier à tête reposée ; au lieu de quoi, la fumée s’étant mise à me sortir de sous le capot deux ou trois semaines plus tard, je me suis trouvée dans l’obligation de lâcher le clavier pour un long, réparateur mais amorphe moment. Le retrouvant aujourd’hui, je me dis qu’il ne sera pas mauvais de le partager : même si j’ai déjà le sentiment d’avoir un tantinet avancé depuis, je continue à utiliser ces mots-là pour décrire cette étrange phase de nos vies. 


"Deux mille quatorze. Enfin une rime riche avec mon année de naissance, vingt ans que j'attendais ça ! En d'autres termes, comme tous les clampins nés l'année de la mort de Pompidou (oh, que ça a l'air loin, dit comme ça), je vais, si Qui-de-droit me prête vie, fêter cette année mes quarante balais, mes quatre décennies, mes deux cinquièmes de siècle.  

Je ne peux pas dire que la chose me frappe de stupeur ni des terreurs de l'inconnu : le cap des quarante, ça fait bien longtemps – joies d'une musique intergénérationnelle – que je vois mes amis et mes amours le passer sans encombre. Et certains des vertiges qu'on lui associe parfois me sont familiers depuis plus longtemps encore. "Je n'ai plus l'éternité devant moi" ? Je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi les quelques semaines où, collégienne, j'ai pleinement – pleinement – réalisé que chaque jour qui passait était un jour de moins que j'avais à vivre. "Je ne lirai pas tous les livres, je ne verrai pas tous les pays" ? Sans vouloir verser dans le mélodrame, cette constatation est à la racine de la plupart de mes choix depuis plusieurs baux… Quant à l'apparence physique, il faudrait vraiment que j'aie la mémoire courte pour geindre : du plus loin que je me souvienne on m'a toujours vue plus âgée que je n'étais. Je n'avais pas dix-huit ans qu'on me demandait combien j'avais d'enfants, et pas vingt-cinq que les inconnus m'appelaient "madame". On ne peut pas non plus dire que j'aie jamais eu une silhouette de gazelle dont je puisse aujourd'hui porter le deuil ! 

Mais il est tout de même des domaines où la précocité ne remplace pas les heures de vol. On peut prendre de l'avance sur l'analyse de ce qu'on a pu vivre. On peut même, dans le temps ainsi économisé, s'offrir le luxe de tirer des conclusions erronées, de s'en apercevoir et de revenir dessus. Mais on ne peut pas prendre d'avance sur ce qui tient au temps lui-même, à la marche du monde autour de soi, au calendrier des cellules, des hormones et des jointures. Pour l'édification de mes plus jeunes lecteurs, et pour l'amusement des autres, voici quelques-uns des aspects autour desquels tournent mes propres cogitations de quasi-quadragénaire, et que toute la sagesse prématurée du monde ne m'auraient pas permis, il y a vingt ans, de voir comme je les vois aujourd'hui. 

Ils naissent tous, en réalité, d'un seul fait : au moment où les quarante ans se profilent à l'horizon, sauf "accident de la vie" cela fait en gros vingt bonnes années que l'on a quitté la suffisance de l'adolescence et les terreurs qu'elle engendre, et que l'on travaille. "Travail" est ici à prendre au sens le plus vaste possible : on "travaille" autant à sa vie intime et familiale qu'à ses compétences professionnelles. On a amassé du matériau et construit avec. Et entre vingt et quarante ans, occupé à cet apprentissage et à cette construction, on n'a pas eu le temps de faire le tri. Tout ce savoir finit par ressembler à ces boîtes d'archives dans lesquels on fourre, en vrac, les papiers qu'il faudra classer un jour. La quarantaine, c'est souvent le moment où la boîte déborde. Et ce n'est pas simple parce que : 

1) Plus on en sait, plus on sait qu'on ne sait pas – ouaip, d'accord, mais on en sait tout de même un peu. "Plus grande l'île du savoir, plus long le rivage des interrogations", disait un dessin dans le bureau de ma maman quand j'étais petite. (C’est dire si cette partie-là du programme m'était connue.) Face à cette croissance exponentielle de la conscience de sa propre ignorance, il est tentant de se réfugier soit derrière la fausse modestie – "j'ai tout à apprendre, vous savez" – soit derrière une opiniâtreté d'apprenti : "je fais mes classes d'abord, on verra après". Mais il vient un moment, qui coïncide souvent avec la quarantaine, où il faut se rendre à l'évidence : vous savez maintenant deux ou trois choses que d'autres ne savent pas. Vous avez acquis un savoir, ou plus exactement un savoir-faire. Vous pouvez vous sentir bien plus enfant qu'à vingt ans – c'est mon cas – mais cela n'empêche pas que vous sachiez bien mieux qu'alors quelle pièce va où, comment raconter une histoire ou comment préparer un sabayon. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’il vous a fallu, pour ce faire, grosso modo le même nombre d'années qu’il vous avait fallu pour traverser l’enfance et l’adolescence. Seulement : 

2) Acquérir ce savoir vous occupe depuis vingt ans. Et plus vous devenez compétent – professionnellement ou humainement –, plus vos engagements croissent en nombre et en ampleur. Plus ils croissent et plus vous devenez compétent, et ainsi de suite. C'est-à-dire que la boîte à archives devient pleine, très pleine, puis au bord de l'explosion, au moment de votre vie où vous n'avez plus une seconde pour vous pencher dessus. 

3) Pendant que vous étiez occupé à apprendre, le monde a changé. Oh, pas encore beaucoup… Mais vous relevez la tête de votre bureau, de votre piano ou du berceau de vos enfants, et tout d'un coup les adolescents ne savent plus qui est Brad Pitt, les adultes trouvent qu'un mail de dix lignes est trop long à lire, les sexagénaires sont sexy et les anciens sont morts. Les tubes qui pour vous n'ont "pas pris une ride" sont l'équivalent du be-bop qu'écoutait votre père, les jeunes musiciens vous approchent comme si vous étiez l'aînée des sœurs Goadec, la campagne où vous cueilliez des mûres est devenue un gigantesque lotissement, avec des primevères violettes et plus une graminée qui dépasse, et vous avez du mal à tenir un stylo à force de tout taper. En dépit de votre impression, tout cela n'est pas arrivé hier matin : c'est seulement que pendant vingt ans vous regardiez ailleurs, concentré sur votre histoire et votre sabayon. Vous vous étiez toujours dit que vous garderiez le contact avec le monde, à la pointe des tendances et des innovations – à d'autres les regrets ! Mais il est une chose que vous n'aviez pas prévue : que certains aspects de ce nouveau monde puissent ne pas vous plaire du tout, ou tout bonnement ne pas vous intéresser. Que vous ayiez fort envie de les laisser à ceux des jeunes qui s'y sentent bien, et de vous faire le porteur de ce qui vous plaisait dans le vôtre – et que tout cela ce ne soit pas une mauvaise chose. 

C'est peu, vingt ans. Vous n'en êtes qu'au début. Mais vous commencez à comprendre les octogénaires du village, qui se moquent de votre smartphone comme de leur première chemise. Vous aussi, vous commencez à être quelqu'un qui vient d'un autre monde. (Vous commencez même à flairer la putasserie commerciale qui consiste à vous refourguer éternellement ce monde-là, lyophilisé en Radio-ceci et compilation de cela.) Et cela aussi se traduit par du savoir et de l'ignorance. 

Discutant l'autre jour avec une amie (plus âgée) à qui je décrivais ce qui me travaille ces temps-ci, j'en suis arrivée à cette définition : ma "crise de la quarantaine" n'est pas une remise en question de tout ce que j'ai fait jusqu'à présent ; c'est un besoin de mesurer ce que je sais et ce que je ne sais pas. De prendre le temps de vider la boîte à archives sur la table, de relire et de classer, d'en connaître vraiment le contenu au lieu d'avoir seulement conscience de son poids. Parce que ce que je construirai à l'avenir, c'est entre autres avec cela que je vais le construire. 

Je comprends que pour beaucoup de gens ce besoin engendre celui de changer de cap : quand ce que l'on fait reste basé sur ce que l'on savait il y a dix ou vingt ans, cette nouvelle mesure du savoir ne peut qu'avoir une incidence sur la feuille de route. J'ai la chance d'exercer un métier dans lequel la succession des projets permet de créer son propre itinéraire sans que la rupture soit indispensable. 

Pour être franche, ça fait plusieurs années que je sens monter ce sentiment. En faire l'historique ici serait à la fois fastidieux et inutile ; mais je peux sans doute avouer qu'il n'est pas étranger à ma plongée dans l'écriture, l'année écoulée (et le fait qu'une partie du travail ait consisté à tâcher de comprendre la vie de quelqu'un d'autre n'est sûrement pas fortuit) ; pas étranger non plus à l'exacerbation de mes penchants ursidés ces derniers temps, qui m'ont souvent fait fuir les assemblées, même pleines de gens que j'aime, par pur besoin de rester digérer dans ma caverne. Mais il y a des limites à ma vocation d'ermite, et 2014 devrait les voir. » 


Bon, sur ce dernier point, le moins qu’on puisse dire est que ça n’a pas été un grand succès… Il y a eu quelque chose, en réalité, de la mise en quarantaine dans mon début 2014 ! En revanche, le résultat de cette « plongée dans l’écriture » (non sans de nombreux ajouts et remaniements jusqu’à l’automne dernier !), c'est, vous vous en doutez, Les chants du livre bleu. Que vous pouvez toujours acheter ici. Même si vos propres quarante ans sont loin devant, ou loin derrière…