En parler ici ou pas ? La question a joué un rôle non négligeable dans le silence de ces derniers mois.
Votre épistolière servante était en effet face à un problème bloguier nouveau, un sujet de dissertation digne d'un papier de Carambar passif-agressif (1) :
en parler ici ou pas ?
Quand j'ai démarré ce journal en 2007, je m'étais fixé une limite simple : "je vais raconter ici tout ce dont j'ai envie de parler, dont je n'ai pas la place ou l'occasion de parler sur scène, mais que je ne rougirais pas de lire dans Ouest France." Comme il y a, somme toute, assez peu de choses dont je rougirais, cela laissait une belle marge de manœuvre : j'allais pouvoir parler de petits détails poétiques, de réflexions non artistiques mais – j'espère – d'intérêt relativement général, et surtout des coulisses de mon travail et des gens à qui je voulais rendre hommage ; je garderais pour moi, en revanche, mes affres et mes joies personnels, à moins que leur expression me paraisse de nature à faire du bien à mon prochain. Je me suis tenue à cette ligne depuis, y compris pendant que l'essor de Facebook et autres réseaux pulvérisait les limites communément admises de l'intime et du public. Je ne vois aucune raison de ne plus m'y tenir.
C'est sans doute parce que je m'y tenais que je n'ai pas su quoi dire ici pendant un bon moment. Mais c'est aussi en m'y tenant que je crois utile d'en parler aujourd'hui.
Quel est donc cet inavouable "en" ? Crime crapuleux ? Penchant incontrôlable pour les pralinés, les marches militaires ou les romans de Barbara Cartland ? Vais-je vous annoncer que je travaille secrètement à un album "Les plus grands succès de la musique celtique" avec André Rieu ?
Pire : je suis fatiguée. Depuis plusieurs mois je me bagarre contre ce qu'on appelait autrefois le surmenage, et qu'il est convenu désormais d'appeler le "beurnahoute".
Cela n'a rien de rare ni d'étonnant. Dieu merci, rien d'éternel non plus – le plus dur semble derrière moi désormais. Je ne suis sûrement pas, parmi les musiciens que vous écoutez, la première à qui cela arrive. Ni la plus touchée : j'ai le sentiment d'avoir évité le pire. D'une certaine façon, cet état est même plutôt un bon signe : face à ma propension à pomper sur les réserves en ne les reconstituant qu'à moitié, mon organisme, tête et carcasse en un front unitaire, a préféré se mettre en grève tout de go plutôt que d'opter pour la maladie ou l'accident, derniers recours des corps auxquels on dénie le repos. J'ai compris – enfin – le message, pris un peu de vacances sur-le-champ, et surtout, depuis, je négocie avec mes syndicats intérieurs : je réfléchis, non sans aide professionnelle, à de nouveaux rythmes et de nouvelles manières de voir mon travail.
Au début, il m'était évident que je n'allais pas vous raconter tout ça : c'était ma plomberie, typiquement le genre de choses qui ne regardent que moi. Et puis il m'est apparu deux choses.
La première, c'est que j'avais envie d'en parler. Je décris ici, avant tout, les processus de travail, les cheminements et les petites choses, l'artisanat concret d'une vie d'artiste. Or ce qui m'arrivait n'était pas seulement lié à ma vie d'artiste : c'en est un épisode à part entière. Dans l'inévitable idéalisation d'un journal comme celui-ci, où je passe sous silence nombre de détails déplaisants en vertu de la fameuse "clause Ouest-France" et parle donc plus souvent de mes enthousiasmes que de mes déceptions, j'avais déjà eu à cœur d'évoquer quelques aspects moins roses : la crève occasionnelle, la difficulté à accoucher d'un spectacle, l'impolitesse d'un quidam ou les clichés journalistiques. Si je racontais ces petits désagréments, allais-je en taire un plus vaste, et causé directement par mon travail même ?
La deuxième chose, et celle qui me décide à ouvrir enfin ma grande goule, c'est que plus le temps a passé et plus cette crainte d'en parler m'a posé question. Pourquoi, mais pourquoi, avais-je une telle peur de m'avouer temporairement sur les rotules ? Si j'avais un cancer je pense que je l'écrirais ici sans mollir. Qu'y a-t-il donc de si tabou à l'épuisement ?
Je vois au moins trois réponses possibles. Il y a d'abord la peur de s'avouer en état de faiblesse. L'on craint de paraître "trahir" les autres – les collègues, le public – comme on a l'impression d'avoir été lâché par son corps et son cerveau. Ce sentiment s'aggrave de la constatation qu'en vérité ces temps-ci tout le monde est fatigué. Le climat médiatique, économique et politique, la météo, les ratons-laveurs, l'idée désormais communément admise qu'il y a toujours moyen que, toutes professions confondues, nous en donnions encore un peu plus en échange d'encore un peu moins, tout se ligue pour mener chacun de nous – du moins chez les simples mortels qui ne disposent pas de rentes à vie – aux limites de sa résistance. Quel droit ai-je alors de poser soudain les valises en disant "je n'en peux plus" ?
Ensuite, on craint que la difficulté transitoire ne devienne une nouvelle étiquette publique qui viendrait prendre le dessus sur tout ce qu'on a bâti jusque là : "qu'est-ce qu'elle fait, ces temps-ci ? – Oh, elle est en burn-out !" et la messe serait dite, "ah, c'est qu'il faut être solide dans ce métier, la pauvre petite…" et j'en passe.
Enfin, l'aveu de fatigue contrevient directement à la Grande Loi de l'Artiste Professionnel et du VRP : tout va toujours très bien. On peut chanter toute la déliquescence du monde, faire montre des affres amoureux et existentiels les plus aigus, voire manifester que le spectacle vivant en général est menacé, mais sur le plan professionnel on se porte toujours comme un charme, le planning est éternellement plein et le concert s'est toujours très bien passé, merci. On nous le serine depuis nos débuts, il faut que l'interlocuteur soit persuadé d'une part que tous ses pairs sont déjà en train de s'arracher notre proposition, et d'autre part que notre place est la plus enviable au monde. Sans compter que pour moi qui prêche depuis si longtemps l'équilibre et le repos, reconnaître que j'aie pu me crever à la tâche frise la faute professionnelle.
Voilà donc les trois grandes trouilles qui m'ont retenue d'écrire à ce sujet jusqu'ici – et alors même que je tape ces lignes je suis encore en train de soupeser le pour et le contre. Mais le pour l'emporte. Parce que c'est précisément à cause de ces mêmes craintes qu'on en vient à se mettre dans cet état.
La grande loi du Tout Va Très Bien ? Je suis la première à la trouver fondée quand il s'agit, par exemple, de ne pas déprécier le ressenti d'un spectateur en lui assénant que le concert qu'il a tant aimé était complètement raté (ce qui, sous de fausses couleurs de modestie, revient à n'accorder aucun crédit à son jugement) ; ou dans la partie de poker qui s'engage avec certains programmateurs peu scrupuleux. Ayant, en outre, un naturel plutôt prompt à saisir les petites et grandes joies en toute chose, il est assez naturel que je dessine un personnage public plutôt gai et positif. Mais cette saine hygiène devient un carcan si l'on en vient à s'interdire de livrer aussi les pages plus sombres qui ont besoin de voir le jour. C'est alors elle, en réalité, qui engendre la trouille de se voir réduit à l'aveu d'un problème : à vouloir à tout prix parler de ciel bleu, on risque de s'apercevoir trop tard qu'on a abdiqué le droit au moindre nuage.
Quant à la crainte de passer pour le maillon faible, c'est évidemment elle qui pousse à ne pas s'arrêter à temps. Dieu sait qu'une vie de musicien est une vie d'engagements à tenir, engagements auprès de nombreuses personnes, dans des temps et des espaces toujours différents avec lesquels il faut jongler en permanence. (En écrivant ces lignes je repense à ma dernière conversation avec Manuel Kerjean. "Un chanteur, m'avait-il dit en substance, c'est quelqu'un qui tient sa parole.") Et quand tous ces gens à qui vous avez des promesses à tenir sont dans un état guère plus brillant que le vôtre, il faut tout bonnement une solide estime de vous-même pour décider que votre fatigue exige que vous allégiez votre charge : parce qu'admettre que votre faiblesse vous oblige à cet égoisme provisoire suppose de renoncer à une certaine image, une certaine idée à la fois de votre honneur et de vos capacités. Quand on est habitué à se croire un bon petit soldat, c'est un sale quart d'heure pour l'égo de se voir soudain en dame victorienne indisposée, geignarde sur son sofa pendant que les mortels autour s'évertuent à faire avancer un monde dont elle ne veut plus rien savoir.
Pour être franche, d'ailleurs, je n'ai pas eu tout-à-fait ce courage : passé le repos forcé des premiers jours, je n'ai pas tout stoppé net, j'ai tâcher de m'en tirer en démêlant ce qui pouvait attendre de ce qui, déjà enclenché, se serait durement ressenti d'un forfait de ma part ; dans le temps gagné sur les premiers j'ai tâché de rassembler l'énergie nécessaire aux seconds. Je dois sans doute cette possibilité à mon compagnon, qui a eu la clairvoyance de tirer le signal d'alarme avant qu'il soit vraiment trop tard, et la patience de me laisser revenir au stade larvaire entre deux séances de travail… Ça, c'est un privilège, un vrai. Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que le nouvel album Loened Fall et la création avec Diabolus in Musica émergent tout de même, comme prévu, de ce drôle d'hiver. Plus encore que mes collègues et mes finances, c'est mon orgueil qui n'aurait pas supporté de reporter ces deux-là. Mais c'est peut-être parce que je sens confusément que c'est ce même orgueil qui m'a mise dans cet état que je ressens aussi qu'il est juste d'en parler.
Dont acte. Bien sûr il y a des raisons intimes et qui le resteront. Mais parmi les nombreuses choses qui ont concouru à m'enlever, pour un affreux temps, la force et l'envie de faire ce que j'aime le plus au monde, il y en a qui relèvent tout-à-fait de la sphère publique, de la façon dont fonctionne le monde de la culture, de ce qu'"on" attend des artistes et des femmes. De celles-là il sera question en plusieurs épisodes. Entre d'autres courriers, consacrés à de meilleures nouvelles, parce que, quoi que nous en pensions à l'instant où elle nous terrasse, il n'y a pas que la fatigue dans la vie.
(1) Je n'invente rien : un jour, au lieu de la blague à deux balles attendues, le papier de Carambar demandait "que préférerais-tu, ne pas gagner la course devant tout le monde, ou la gagner sans que personne ne le sache ?" Je donnerais cher pour savoir dans quel état se trouvait le type qui s'est dit "en voilà une bonne à mettre entre deux calembours"…