Depuis le début du confinement, j’ai dû commencer une demi-douzaine de textes pour ce journal, sans jamais parvenir à les terminer : trop d’aspects, de facteurs et de conséquences, jamais assez de temps pour les digérer avant qu’ils se rebattent comme un jeu de cartes du jour au lendemain ; trop de journaux de confinement et aucune envie d’y ajouter le mien… Et puis, le premier mois, les lignes se mettaient très vite à me danser devant les yeux, dans la fatigue causée par ma propre empoignade avec le virus. J’ai eu la chance d’en être quitte pour des symptômes légers à part cet épuisement ; tout ce qu’il m’en reste deux mois et demi plus tard, c’est, d’une part, que j’attends encore que les roses retrouvent la pleine intensité de leur parfum et, d’autre part, que j’ai vu le confinement lui-même d’un œil un peu particulier, consciente que c’est lui qui m’a empêchée de contaminer, deux jours avant que la maladie se déclare, l’équipe et peut-être quelques spectateurs d’une petite salle où je devais jouer…
C’est donc à cette lumière décalée que je vois, encore aujourd’hui, la faim douloureuse de scène dont il est question dans ce texte. Il date du 20 mai – en d’autres termes, un peu d’eau (et pas mal de vidéo) a déjà coulé sous les ponts. Mais le manque qu’il décrit demeure, et pour cause ; et puis, si j’attends d’arriver à écrire quelque chose qui soit pertinent le jour où je l’achève, et ait une chance de l’être encore la semaine suivante, je crains que cette page reste muette encore bien longtemps… Le voici donc, comme il est venu ce jour-là.
Ça fera plus bizarre chaque week-end.
J'avais déjà écrit ici la découverte qu'avaient été pour moi les premiers dimanches matin à la maison, après plus de quinze ans à me coucher à l'aube et/ou dans une chambre d’hôtel tous les samedis soir. C'était un texte souriant. Comme tous mes collègues, je me prépare à présent à un été sans grande scène, sans fest-noz, un été où nous ignorons même s'il sera possible de jouer, tout court, même pour quelques personnes ; et si nous y découvrons à nouveau des facettes inconnues de notre environnement, nos sourires sont bien tristes. Nous voici prisonniers du dimanche matin.
Le temps du confinement était étrange mais encore suspendu, hors concours, un temps qui n'avait de sens qu'en ce qu'il était censé en préparer un autre (je ne parle pas là du matin du grand soir rêvé par les plus optimistes : juste du fait que se confiner est une privation présente au nom d'une amélioration future). A partir de ce déconfinement d'où le spectacle et la fête restent exclus, chaque nouvelle étape vers un rythme plus ordinaire, parce qu'elle nous laissera toujours plus seuls dans nos limbes, nous montrera un peu de ce monde que nous ne voyons pas quand nous sommes sur les routes, dans le noir des théâtres, au soleil sur les scènes des champs, soudés à nos ordis pour écrire ceci ou monter cela ; et en même temps, elle éclairera, comme un coup de poursuite dans le noir, un pan de l'autre monde, le nôtre : l'aspect précis qui, ce jour-là, nous en manquera soudain particulièrement.
Hier, ma recherche pour un chantier en cours m'a menée à des images de concert – le concert de quelqu'un d'autre, mais avec plein d'amis sur une vaste scène ; un grand concert, mais un concert où j'aurais pu être moi-même. Et tout d'un coup j'ai été saisie, pour la première fois depuis la mi-mars, du manque du plateau et du matériel.
Le premier manque à devenir douloureux, très tôt, ce fut la « performance » au sens anglais du terme : l'instant où quelqu'un dit et où quelqu'un écoute, et où chacun influe sur ce qui ce passe en l'autre (que je sois l'un ou l'autre : les deux me manquent) ; l'instant qu'aucune vidéo ne remplacera jamais. Ce manque-là, du coup, je commence à le connaître, à en voir les contours. Mais là, devant ces images, soudain c'est d'une fringale de matériel que j'ai été prise : retours, câbles, enceintes, amplis, marquages au sol, consoles, émetteurs, micros, anthracite de la salle, escaliers métalliques, projecteurs, gélatines, et toute l'espèce si particulière d'homo sapiens qui veille à ce que tout cela tourne rond… Temps morts et courses contre la montre, attentes, odeur de plastique chaud et de feutre, caramel brûlé des fumigènes, air sec, fauteuils trop bas des loges, flottement de l'avant, flottement de l'après…
Quand nous retrouverons-nous, ce monde-là et nous ? Et ce jour-là, serons-nous face à lui comme des amoureux longtemps séparés qui ne se souviennent plus très bien l'un des aspérités de l'autre ? Nous sommes entrés en confinement comme on entre sous l'eau, prenant une grande inspiration et nous bouchant le nez, convaincus qu'il n'y avait qu'à nager jusqu'à l'autre côté ; et voilà qu'il va falloir apprendre à respirer sous l'eau…
… Et bien sûr que nous sommes prêts à nous faire pousser des branchies ! Il faut vraiment ne pas connaître les artistes et les techniciens pour oser nous conseiller l'adaptation, la remise en question et la résolution de problèmes, qui ont toujours été notre quotidien. Mais le peu que nous arriverons à monter tant bien que mal n'empêchera pas la nostalgie du grand royaume soudain inaccessible. Certes, ça fait des années que je fais des petites formes acoustiques dans les lieux les plus divers ; et si la vidéo doit devenir incontournable, ce sera l'occasion de raviver ce que mes cinq ans de télévision, dans une vie antérieure, ont pu me laisser de traces de compétences… N'empêche que je donnerais cher pour aller, ce soir, faire une balance – parc des expos, théâtre ou hangar agricole, un de mes bonheurs habituels est la diversité des lieux et je sais que chacun d'eux va venir, un jour ou l'autre, me manquer plus cruellement –, monter sur le plateau encore tout gris, y trouver mes marques, mes aplombs et la solidité palpitante des collègues, façonner avec l'équipe la façon dont la musique va rencontrer cet espace-là, ce jour-là, voir la lumière y révéler des cathédrales, et vous voir remplir la nef pour une cérémonie dont nous ne serons maîtres, quelques instants, que parce que vous le voulez bien…
(20 mai 2020.)