De l'existence insoupçonnée du dimanche matin

Je suis allée au fest-noz tous les samedis durant les seize premières années de ma vie d'adulte. L'affirmation est un rien schématique mais à peine exagérée – disons que de temps en temps il y avait un concert à la place du fest-noz, et qu'au moment des fêtes un samedi occasionnel passait en bombances familiales pour moi comme pour tout le monde. Mais en gros, je me suis couchée entre trois et six heures du matin à peu près tous les samedis pendant plus d'une décennie et demie.

Ces dernières années, le rythme est devenu plus irrégulier. J'ai eu de temps en temps des week-ends libres ou des concerts le dimanche après-midi, et c'est alors que j'ai fait une grande découverte dont je ne suis toujours pas revenue : tous les dimanches matin, un caprice de l'espace-temps substitue à notre monde familier une autre dimension, ressemblant à s'y méprendre à la nôtre mais habitée par une tout autre population et régie par des coutumes et traditions d'un exotisme vertigineux. 

Le plus marquant de ces indigènes est le Cycliste Dominical. Rien à voir avec le Cycliste Commun du reste de la semaine ; la variété dominicale se distingue par sa diversité de corpulences et de rythmes de pédalage (la variété commune est généralement vigoureuse et dépourvue de graisse corporelle), et par sa propension à se déplacer en groupes pouvant atteindre une ou deux dizaines d'individus (le cycliste commun est le plus souvent solitaire ou en couple). Sur le plan culturel, on observe aussi une interprétation fort différente des principes de la courtoisie routière : les traditions ancestrales interdisent en effet au Cycliste Dominical toute concession à l'automobiliste qui, derrière lui depuis dix kilomètres de virages permanents, désespère d'arriver à le dépasser sans jouer à la roulette russe ; il est également rare qu'un essaim modifie sa formation pour laisser passer une voiture. Il faut y lire la haute place hiérarchique du cycliste dans la société Matino-dominicale. (La livrée, enfin, est généralement plus colorée que celle du cycliste commun.) 

Les boulangeries de ce monde sont aussi fort différentes de celles de la semaine : ce sont de petites ruches bruyantes, où volètent les croissants en ballets ininterrompus, où il est courant de commander des gâteaux, et où se retrouvent d'autres habitants remarquables du Dimanche Matin, les Gens-qui-sortent-de-la-messe. Eux aussi, leur plumage les distingue : un camaïeu de bruns, beiges et bleus de prusse que seul dépasse, dans l'art du mimétisme, la classe des Chasseurs en Sortie. De ces derniers, vous voyez surgir du néant, en Dimanche Matin, les remorques grillagées, les camionnettes, et des chiens tout spécialement matérialisés ce jour-là.

Les voitures ordinaires, elles, sont bien plus rares en Dimanche Matin que dans notre monde. Elles semblent aussi plus difficiles à conduire, à en juger par la lenteur et la trajectoire incertaine de nombre d'entre elles. (Cela est à mettre en relation avec la domination du Cycliste.) En conséquence, les routes et l'air sont comme lavés de frais et recomposés, plus fleuris et plus clairs. 

On n'en finirait pas d'énumérer les différences : les portes et fenêtres des maisons qui s'ouvrent manifestement d'elles-mêmes ; les personnes âgées qui (comme les chiens de chasse) deviennent soudain visibles pour quelques heures ; les préparations de la cérémonie religieuse du Repas en Famille, qui répandent par les campagnes les senteurs du Poulet-Frites rituel. Enfin, l'absence remarquable et caractéristique de deux espèces : le Jeune et le Musicien (pour ne rien dire du Jeune Musicien). C'est même à leur réapparition, ou plus exactement au retour de leurs facultés d'élocution et de mouvement lorsque (comme il arrive parfois) ils se montrent avant onze heures trois quarts, que l'observateur averti reconnaît la fin imminente du Dimanche Matin et le basculement progressif dans le vulgaire, placide et familier dimanche après-midi.