Si vous lisez ceci, il est plus que probable que vous ayez déjà entendu parler de mon spectacle Maryvonne La Grande, et de la personne réelle, Maryvonne Le Flem (1841-1926), dont il raconte la vie et les chansons. Dans le cas contraire, cliquez ici ; et si vous n’aimez pas les spoilers et que vous n’avez pas non plus lu mes Chants du livre bleu, arrêtez tout de suite de lire ce texte !
Le spoiler-qui-n’en-est-guère-un, c’est que le spectacle se termine sur un épisode du grand âge de Maryvonne : un soir, à 81 ans, alors qu’elle est encore convalescente d’une maladie qui a failli l’emporter, elle tente de filer à l’anglaise pour rejoindre « son » île, l’Île du Château où elle avait coutume de ramasser du goémon blanc avec une vigueur qui lui conférait une sorte de monopole. Cette île accessible à pied par fort coefficient de marée, ouverte sur le large et depuis laquelle le bourg de Port-Blanc paraît soudain très lointain, me semble avoir pu être pour elle – dis-je en guise de coda – une sorte de royaume, plus personnel que ne l’avait jamais été la maisonnette dont elle n’était que locataire. Cette tentative de fugue avec préméditation est, en outre, joliment représentative de l’indépendance et de la force dont Maryvonne a fait preuve tout au long de sa vie.
Une fois dites mes dernières phrases, je fais signe aux gens de ne pas applaudir, et sans plus rien dire je vais dérouler le tissu où est imprimé le portrait de Maryvonne, un bois gravé datant du même été que cet épisode. Pendant tout le temps qu’il faut, nous demeurons en silence face à ce visage, celui de la personne avec qui nous venons de vivre une heure et demie et qui prend congé de nous en même temps que ses traits se révèlent.
Ce portrait a plusieurs fois fait preuve d’un certain sens de l’initiative ; le jour de la création du spectacle, sur l’Île du Château même, une rafale de vent me l’a renvoyé en pleine figure – comme, deux minutes avant, mon texte comporte la question : « Qu’est-ce que tu penserais de ce que je suis en train de faire ? », nous avons tous conclu en riant que j’avais ma réponse. Plus généralement, disons qu’une fois déplié il prend le vent comme une voile de goélette et bouge comme il veut, quand il veut. Tant qu’il est enroulé dans sa housse de transport, en revanche – un long tube de nylon noir initialement prévu pour un accessoire de gym –, il se tient généralement tranquille.
Maryvonne a eu, cet été encore, de belles sorties : au château du Guildo, au parc de la Briantais à Saint-Malo, et sur l’île Cézon dans l’Aber-Wrac’h. Cette dernière a offert des conditions idéales : non seulement le temps était parfait et le public accueillant, non seulement l’équipe de passionnés qui s’occupe de l’île et de son palimpseste de fortifications (de Vauban à l’Occupation) nous a fait un accueil aux petits oignons, mais la pensée m’est venue plus d’une fois – alors que je testais la meilleure façon de tendre un fil à linge, dans les ruines d’une caserne, entre des crochets à hamacs fondus par deux siècles de rouille – que le paysage de l’Aber-Wrac'h avait de fortes affinités avec celui de la vie de Maryvonne. Sans que les deux sites soient en rien identiques, il y avait quelque chose, dans le rythme des maisons et des rochers sur la côte, dans la prédominance des horizontales, dans la gamme des marées, qui faisait de cet endroit, parmi tous les lieux où j’ai joué Maryvonne La Grande, celui qui évoquait le plus le décor original de l’histoire. Du sommet de la tour où je déployais le portrait pour le final, la vue à 360° sur la mer et la rive n’est pas sans fraternité avec celle qui s’offre au marcheur grimpé au pied de l’amer de l’Île du Château.
Un autre point commun entre les deux îles est qu’elles sont accessibles à pied à marée basse, mais à leurs conditions seulement ; à Cézon , le créneau était encore plus court qu’à Port-Blanc. La représentation finie, il nous restait trois petits quarts d’heure pour récupérer tous les tissus du spectacle et leurs accroches, rassembler mes bagages (j’avais passé la nuit précédente sur l’île – suis-je assez à plaindre – il faut du temps pour installer une Maryvonne !), charger le tout dans la remorque du mini-tracteur de l’association, et quitter l’île en marchant derrière lui. Pour une étourdie comme moi, c’est une gageure certaine, mais j’avais de l’aide et des listes, j’ai bien compté toutes les affaires en les chargeant ; le tracteur part devant, rendez-vous au parking après la plage. Je traverse à pied, en grande conversation avec un ami. Au parking, je retrouve mes affaires à côté de ma voiture, le tout gardé par Laurent, de l’association. Je fais mon chargement, après quoi nous décidons d’aller boire un coup ; le café est à quelques kilomètres de là et le plus simple, dit Laurent, est que je laisse ma voiture chez lui et qu’il m’emmène ensuite. Nous voilà partis… Sauf qu’arrivée chez lui, ouvrant mon coffre pour y garer mon sac à main, je finis par m’apercevoir que quelque chose cloche : tout est dans ma voiture – sauf le portrait. J’ai oublié Maryvonne…
Branle-bas de combat : Laurent appelle tout de suite le camarade qui conduisait le tracteur, retourné sur l’île juste avant que la mer l'encercle. Après inspection, non, Maryvonne n’est pas restée sur place (du reste, j’étais à peu près sûre de l’avoir calée dans la remorque). Nous sautons dans la voiture, direction le parking. Une part de moi reste calme, ce n’est qu’un bout de tissu imprimé et deux tringles à rideaux, je peux facilement en faire refaire un autre. Une autre part est catastrophée : j’ai oublié Maryvonne. J’ai failli à ma mission. Si nous ne retrouvons pas ce portrait-là, que va-t-il lui arriver ?
Au parking, rien. Rien sous les châssis des voitures, rien dans le fossé. Rien sur le sentier qui mène à la plage… La plage, où la mer est déjà bien arrivée, un large bras d’eau bleue à la place de notre passage de tout à l’heure. Le cœur lourd, nous arrivons à la conclusion la plus probable : Maryvonne a dû tomber de la remorque lors de la traversée, et dans quelques jours des lambeaux de tissu méconnaissable échoueront à Plouguerneau… Tout de même, épuisons tous les recours : nous traversons la plage jusqu'à l’eau, au cas où. « Non, dit Laurent, je ne vois rien. » Je plisse des yeux désespérés, et je finis par apercevoir… Oh, je ne suis sûre de rien, mais on dirait bien, ça pourrait être – ou bien est-ce mon imagination ? – une sorte de petit bâton noir flottant au loin, retenu par un paquet d’algues… Par Jupiter, j’en aurai le cœur net. Pas le temps de me déshabiller, il s’agit de sauver Maryvonne ! Dieu merci, il n’y a visiblement aucun courant à redouter, et je marche dans l'eau jusqu’au paquet d’algues. Vous l’aurez déjà compris, la housse est bien là et le portrait toujours enroulé dedans :
Ce sera l’occasion de tester la qualité de cette impression, faite pour résister aux intempéries : un bon rinçage, et il n’y paraîtra plus ! Dans la cabine de douche de chez Laurent, où je dessale méthodiquement le portrait, je regarde ce visage que je connais depuis des années… et je vous jure qu’elle se marre. Dans cette image où ce qui frappe avant tout est la force du regard et les coups de burin des rides, tout à coup c’est la bouche prête au sourire qui apparaît. Hé hé, a-t-elle l’air de dire, je t’ai bien eue… C’est toi qui fais le spectacle, gamine, mais c’est moi la patronne.
Et c’est vrai.
(Avec un grand merci à Laurent Pétereau pour les photos, et pour tout le reste !)