*Paotred, le nouvel album de Teir : « est-ce un disque féministe ? » 

C’est la question qui nous accompagne, d’interview en conversation avec les auditeurs, depuis quelques semaines. Et il est impossible d’y répondre autrement que par un paradoxe : nous n’avons pas un instant cherché à faire un « album féministe » … et c’est pour cela que, d’une certaine façon, c’en est un. Pour nous, Paotred est avant tout un album, tout court ; or peut-être que, quand trois femmes réalisent « un album, tout court » qui parle d’hommes, cela suffit à en faire une pierre dans le jardin du machisme quotidien. 

Le point de départ de Paotred, c’est que nous cogitions tous azimuths pour trouver un angle pour notre nouveau projet, c’est-à-dire pour une nouvelle traversée du chant traditionnel breton, en cherchant un sentier qui ne soit pas tout pelé à force d’avoir été rebattu. L’idée m’a pointé dans la cervelle qu’à notre connaissance personne n’avait jamais cherché à isoler le point de vue masculin, en tant que tel, dans les chansons. C’est d’abord pour son étrangeté que cette idée nous a fait dresser l'oreille ; très vite ensuite est venue la pensée qu’en la suivant, nous étions sûres d’être là où l’on ne nous attendait pas, tant on confine les chanteuses, d’ordinaire, aux « voix de femmes », « vies de femmes » et autres « paroles de femmes ». Bref, ce n’était pas convenu, ça nous faisait rire, et nous avons très vite vu que cela ouvrait sur des tonnes de matériau musical : adopté !   

Où est le féminisme là-dedans ? Ce n’est pas qu’il soit absent : la simple capacité à voir que ce sujet existe procède d’une pensée féministe. (Vous n’imaginez pas, d’ailleurs, le nombre de professionnels de la culture qui ont initialement réagi d’un « mais ça n’existe pas, les chansons d’homme »…) C’est seulement que le féminisme n’était ni le but, ni le moyen. Notre but, c’est celui de toujours : partager notre amour du chant traditionnel de Basse-Bretagne, de toutes les richesses que contient une mélodie a cappella, et des gens par qui elle est passée ; aller plus profondément encore dans cette aventure polyphonique, aux antipodes de ce qu’est initialement ce chant, et cependant toujours à son service ; vivre avec vous des moments de vérité, d’émotion, de chaleur, de consolation, de rire occasionnellement leste, de mouvement, d’amour de la vie – tout ce que ces chansons permettent si bien. Et quant aux moyens, si nous travaillons avec une femme en la personne de la compositrice Frédérique Lory, cela n’a rien à voir avec son chromosome XX et tout à voir avec son génie et sa générosité – ; si nous nous trouvons être un trio de femmes, les hasards de la vie en sont la cause, rien d’autre. Ce sujet des « chansons d’hommes » ajoutait à la fête le plaisir de la transgression et celui de dire quelque chose qui, certes, nous tenait à cœur ; mais la fête ne s’est jamais résumée à cela – sans quoi, du reste, cela n’aurait pas du tout été une fête

Un autre aspect que nos interlocuteurs soulèvent souvent, c’est l’écho de cet album dans l’air du temps : dans la récente prise de conscience publique des difficultés rencontrées par les femmes, le questionnement de Paotred paraît soudain du dernier cri. Oui, mais nous avons commencé à travailler dessus il y a plus de trois ans… 

Je ne peux pas parler au nom de mes deux camarades, mais pour ma part je dirais qu’il en va de cet album comme de mon travail en général.

Il y a belle lurette que, si l’on me demande si je suis moi-même féministe, la réponse est tout bonnement « oui ». Je suis féministe, c’est tout, et ça ne devrait rien avoir d’original ni de suprenant : quiconque adhère à la notion d’égalité en droit des êtres humains devrait être féministe, du moins s’il a l’honnêteté d’accepter de voir la réalité et l’omniprésence des désavantages que les femmes rencontrent, partout, pour la seule raison qu’elles sont des femmes. Le reste – toutes les tailles, les matières et les coupes de féminismes passés et présents – est secondaire. 

En revanche, je soupire chaque fois que l’on me demande si je suis une « chanteuse féministe ». Je suis chanteuse et féministe, on peut donc, stricto sensu, dire que je suis chanteuse féministe comme on peut dire que je suis chanteuse à cheveux longs ou chanteuse aimant les sushis. Le problème est que « féministe » n’est pas seulement un descriptif : comme tous les termes idéologiques, le mot porte une forte tendance à l’exclusivité. « Chanteuse féministe » suggère inévitablement que tout mon travail de chanteuse vise à promouvoir le féminisme. Or la même conviction qui fait de moi une féministe – la certitude que ma féminité ne me rend pas inférieure à un homme – se traduit aussi par la pensée que la majeure partie de mon travail devrait échapper à la distinction de genre.  Etre une femme n’est qu’un des nombreux paramètres de mon identité, et de ce que j’apporte sur scène. Etre une féministe aussi. Le fait que l’un comme l’autre aient tendance à être vus comme des définitions dépassant tout autre critère, c’est-à-dire comme des limitations, est une injustice, une souffrance, un objet de révolte et de rage. En d’autres termes, quiconque me propose l’étiquette « chanteuse féministe » est inconsciemment en train d'entretenir le problème qu’il pense comprendre : ce qui fait de moi une féministe, c’est que j'aspire violemment, vitalement, à être bien d’autres choses qu'une femme et qu'une féministe – bien d’autre choses que l’on devrait pouvoir être en même temps qu’on est une femme, mais qu’il est communément refusé aux femmes le droit d’être, ou d’être pleinement. 

Quelles choses, me direz-vous ? Il y en a tant, et sur tant de plans, que je n’en finis pas moi-même d’en découvrir de nouvelles, de repérer encore de ces bridages discrets qui nous coupent les pattes : je voudrais être, moi aussi, quelqu’un dont on écoute (et même dont on entend) la voix dans une discussion avec des hommes ; quelqu’un à qui l’on accorde une présomption d’expertise, et non seulement le droit d’en refaire sans cesse l'épuisante démonstration à des jurés perpétuellement surpris ; quelqu’un qui se reconnaît à elle-même ce droit à l’expertise et à l'autorité ; quelqu’un qui peut aller partout dans le monde ; quelqu’un dont le corps est une maison bien à elle, dont elle décide seule de l’usage, de la décoration, et des visiteurs ; quelqu’un dont il soit acquis qu’elle peut, exactement autant qu’un homme, créer, avoir du génie, dire quelque chose qui puisse éclairer un homme comme une femme ; que l’on écoute en partant du principe que, dans son travail, tout est intentionnel – que si elle se plante, ce n’est pas forcément par ignorance, et que si elle réussit son coup, ce n’est pas par hasard ni par chance ; quelqu’un dont la maturité apparaisse un atout et non un handicap ; quelqu’un qui n’ait pas à choisir entre avoir une famille et s’accomplir dans un métier (je ne connais aucun homme à qui se soit crucialement posée cette question, et aucune femme à qui elle ne se soit jamais posée) ; etc., etc., etc.…

…Et aussi, donc, quelqu’un qui puisse co-signer un album où il soit question d’hommes, et un album qui puisse être pertinent pour tous, sans que cela se résume à un combat. Comme le dit Nolùen Le Buhé : en parlant du point de vue des hommes, c’est autant des femmes que l’on parle – c’est-à-dire des gens, tous, du monde, de la vie. Or ce devrait être tout-à-fait également le cas lorsque l’on parle des femmes, qui que l’on soit… Et ce ne l’est pas : d'une femme qui parle de femmes, on peinera toujours à dire qu’elle parle de, et pour, l’humanité toute entière – alors que les hommes qui parlent d’hommes constituent la majeure partie de ce que l’on considère être le trésor culturel universel ; Les trois mousquetaires est « un chef-d’œuvre irrésistible », Raison et sentiments reste « un truc de filles ». Notre Paotred est bien moins un « album féministe » qu’un album qui résonne dans un monde où le féminisme reste, hélas et pour longtemps encore, justifié et nécessaire.