Une petite observation à la faveur du courrier précédent : amis lecteurs du Kerbiquet Wheneverly, vous ne serez ni étonnés ni, je l’espère, offusqués d’apprendre qu’en règle générale c’est moi qui écris mes propres textes de com’… Ce qui signifie qu’une part non négligeable de mon boulot consiste à parler de moi-même à la troisième personne ! Et c’est un exercice littéraire et moral assez sportif.
Je suis d’ailleurs loin d’être la seule : en dehors des critiques et autres comptes-rendus de concert – lesquels, on peut légitimement l’espérer, sont bel et bien écrits par des critiques et des spectateurs – la plupart des textes que vous lisez au sujet d’un artiste (dans les programmes, les annonces de concerts, etc.), sont soit ceux fournis par l’artiste ou son entourage, soit élaborés à partir d’iceux. Et la plupart d’entre nous n’avons pas les moyens d’entretenir un griot-rédacteur pour chanter notre gloire – ma seule spécificité est de ne pas non plus en avoir envie.
Exercice inévitable, donc, et dont les difficultés sont de plusieurs natures.
Il faut d’abord anticiper ce que sait et ne sait pas le lecteur : est-il susceptible de me connaître, de connaître le groupe ou le projet ? Que sait-il de la musique interprétée ? Qu’a-t-il l’habitude de voir par ailleurs, et où ? En quels termes a-t-il l’habitude d'entendre annoncer les spectacles qu’il voit ? On ne présente pas de la même façon un même projet pour le programme d’un festival de rock, pour la direction d’une scène nationale et pour la commission culture d’une communauté de communes. (Et que de larmes de sang j’ai pu pleurer en voyant réexpédier vers les uns un texte taillé sur mesures pour les autres… Même si j’ai encore bien des choses à comprendre dans l’art de ce « sur mesures ».)
Ça, c’est le plus facile – cela peut même s’avérer assez stimulant, parce que cela m'oblige à regarder le projet sous un autre angle, souvent plus global qu’à l’ordinaire, avec pour résultat de structurer ma propre vision, de révéler le poids de certaines faiblesses que je tendais à minimiser, ou parfois, à l’inverse, de ramener à ses justes proportions le petit pois qui m’empêchait de dormir.
Là où les Perses se dispersent, c’est qu’on ne peut, en écrivant ce genre de textes, faire l’économie d’un certain grammage de louanges. Si c’est vous qui écrivez sur vous-même, vous êtes à la fois le tapis, l’artisan qui a fabriqué le tapis, et le marchand qui doit trouver quoi dire pour donner envie au chaland d’entrer dans la boutique, faute de quoi tout le travail aura été vain… Parce que si le tapis se contente de penser « je ne vais tout de même pas dire du bien de moi-même, c’est contraire à mon honneur », il oublie que la rue, la ville entière résonnent des dithyrambes des autres marchands de tapis, et qu’il lui faut bien, de temps à autre, se résoudre à crier que lui aussi est « de qualité supérieure », tout en grommelant in petto que cela ne veut rien dire et qu’il ne manquerait plus qu'on vous propose un tapis « de qualité garantie médiocre » … Cependant, il n’en a pas moins sa fierté de tapis, et ne peut se résoudre tout-à-fait au ridicule de se répandre à son propre sujet en termes par trop enamourés.
Comment se tirer de ce dilemne ? Pour ma part, j’ai fini par opter pour deux grands principes :
1) j’essaie d’employer… vos propres mots ! Ceux que vous utilisez, amis auditeurs, quand vous nous faites la grâce d’un retour positif.
2) je tente, autant que faire se peut, d’éviter les louanges trop vagues. Si l’on peut employer un mot à propos de tout et n’importe quoi, c’est que ce n’est sans doute pas le meilleur pour une présentation. Par exemple, dans le cas de celle de Paotred, vous verrez que je parle de nos « grandes voix ». Ça n’est pas d’une précision folle, mais cela correspond tout de même à quelque chose : d’une part, en chant, une « grande voix » est une voix puissante, ample (ce n’est pas synonyme d’une belle voix : une voix peut être très belle sans être « grande ») et j’ai souvent entendu ce terme employé à propos des nôtres ; d’autre part, je ne pense pas me bercer d’illusions en me disant que, là où nous en sommes de nos carrières et de l’accueil du public, les connotations de reconnaissance de ce « grandes » ne sont pas usurpées non plus. A l'inverse, si vous me voyez un jour écrire à propos de ma propre « magnifique voix », ce sera que vous m’aurez prise en flagrant délit de cynisme avancé et/ou de paresse coupable, et que je mérite que vous me le fassiez remarquer… (Et si je parle de mon « succès planétaire », là, veuillez tout de suite appeler les secours : les fonctions vitales sont atteintes.)
A cela s’ajoute une troisième ligne directrice, mais qui devrait aller de soi parce qu’elle est tout aussi vraie si vous écrivez sur quelqu’un d'autre : jamais, au grand jamais, un texte de présentation ne doit être centré sur la louange. Si c’est le cas, c’est qu’il ne présente pas grand chose… Ce serait comme de servir une assiette entière de sucre, en oubliant les fraises et la crème : écœurant et sans intérêt.
Exercice ardu, vous dis-je : il s’agit, ni plus ni moins, de mentir sans jamais mentir… De ne rien dire qui ne soit pas vrai, tout en se situant hors de soi-même – c’est-à-dire là où l'on ne peut vraiment être. De tenter de comparer honnêtement comment l’on voudrait et comment l’on pourrait être décrit, tout en tâchant d’ignorer tant les fantasmes orgueilleux que l’autodépréciation ou la si rassurante modestie (non moins orgueilleuses l’une et l’autre). Cela peut être assez vertigineux ; cela peut aussi devenir comique, quand on se retrouve à barguigner en silence avec soi-même, ou plus exactement avec, au fond de soi, un ego insatiable comme tous les égos, un artiste dans l’angoisse du lendemain, un censeur moral janséniste et un critique littéraire sarcastique… Tout cela pour un concert à l’église du bourg.
C’est sans doute le prix à payer pour avoir été dotée, d’une part, de certaines compétences rédactionnelles, et d’autre part du côté franchement maniaque qui va avec et qui m’empêche, la plupart du temps, de sous-traiter dans ce domaine. (La sous-traitance, cela dit, n’est guère plus confortable – j’en sais quelque chose puisqu’il m’arrive d’écrire pour des amis, et que je vois se poser à eux les mêmes questions.) C’est d’ailleurs cette maniaquerie qui me fait expier le tout : ces textes, si pénibles soient-ils à pondre, passent ensuite bien souvent par des moulinettes de copier-coller, voire de corrections bien intentionnées, dont il est assez rare que le produit ne me fasse pas grincer des dents… C’est la vie ! Cependant, si ma propension à leur consacrer des heures, puis à corriger virgule sur virgule dans la plus parfaite rétention anale, fait mon désespoir et l’amusement des mes proches, je ne peux la regretter quand je vois, encore aujourd’hui, ressurgir de temps à autre mes toutes premières lignes de présentation de Loened Fall — celles que j'avais écrites il y a vingt-deux ans, au soleil, perchée dans les branches d’un châtaigner de la vallée des Traouiero…