J’expliquais l’autre jour à table que, si je ne supporte pratiquement plus la presse féminine en français, en revanche j’achète régulièrement les titres des pays dont j’apprends la langue, parce que la même quasi-vacuité en fait un très bon outil d’apprentissage (niveau de langue proche du parlé, extrême prévisibilité du rédactionnel) et un fascinant miroir des normes d’une société. Une des collègues présentes m’a alors prêté un exemplaire d’une nouvelle revue française plus ambitieuse que ses consœurs.
Le contenu… Moui, bon. A mon avis, louables intentions, peut mieux faire, mais passons, c’est le sous-titre du magazine qui m’escagace: «Plus féminine du cerveau que du capiton.»
Plus – féminine – du cerveau – que – du capiton.
J’entends bien l’humour, la formation du slogan – «parlez à notre cerveau, nos capitons, on s’en tamponne», voui voui voui. Seulement voilà: je me sens, moi, bien plus féminine du capiton que du cerveau.
Il y a quelques années, avec Lydia Domancich, nous nous étions embarquées dans une drôle d’aventure: monter un programme d’œuvres dont l’unique point commun était d’avoir été composées par des femmes au cours du XXe siècle. De Lili Boulanger à Tori Amos, nous naviguions par le jazz, la musique contemporaine, les compositions de Marguerite Monnot pour Edith Piaf et j’en passe. Je crois que jamais auparavant nous n’avions mené un tel travail de préparation et de réflexion en amont d’un concert. Nous avons épluché des brouettées de partitions, excavé tous azimuths, Lydia a campé à la BN pendant que je farfouillais dans les biographies – l’épopée de la recherche et de la réflexion était notre motivation première pour ce projet. Nous en sommes ressorties trempées de deux conclusions: 1) les compositrices, même au XXe siècle, ont fait l’objet d’une violence dont même nous, pourtant un rien au courant de la problématique! nous n’avions pas soupçonné l’ampleur, et 2) il n’y a pas d’«œuvres de femmes», il y a juste de la musique qui tient la route ou pas.
Croyez-moi, après en avoir testé in vivo des centaines de pages, cette dernière constatation est sans appel. La création n’est pas plus féminine que masculine, quand elle est aboutie elle est humaine et c’est tout. La finesse n’a pas de sexe, la puissance, l’exigence et la profondeur non plus. (J’y pensais l’autre jour en regardant jouer une musicienne particulièrement jolie: dès qu’elle empoignait son instrument, ses traits si fins se vidaient instantanément de leur extrême féminité et on voyait véritablement comme un autre visage, tout aussi beau mais sans sexe et qu’elle eût, le reste du temps, caché au monde. Dès qu’elle avait fini son morceau chaque élément reprenait son autre équilibre – comme dans ces films où la présence d’une créature surnaturelle se révèle, un court instant, en transparence sous le visage d’un acteur ou d’une actrice. Et je pensais à certains ours velus de ma connaissance, qui se changent en elfes le temps de souffler, de frapper ou de pincer leurs cordes…)
Le problème est que, dans un monde qui continue à voir l’humain par défaut comme un homme, tout acte androgyne est perçu comme masculin – alors qu’en réalité il ne s’approche pas du comportement de l’homme, il s’éloigne seulement de l’image qu’on se fait de celui la femme. L’idée que, quand il s’agit de profondément comprendre, créer ou diriger, il n’y ait plus ni homme ni femme qui tienne mais simplement l’ahurissante plasticité du cerveau humain, que Marguerite Yourcenar quand elle écrit ne va pas vers l’homme mais tout simplement vers l’accomplissement de son immense intelligence, bien au-delà des limites circonstancielles d’un sexe quel qu’il soit, cette idée est loin, très loin d’être évidente pour tout le monde. Le succès de ces ouvrages où Madame est supposée venir de Vénus et Monsieur de Mars en est la triste preuve.
Pour ma part je viens de la planète Terre – et jusqu’à preuve du contraire tous les messieurs que j’ai pu bien connaître également. C’est une jolie planète et j’en conseille fort la visite aux auteurs de cette navrante littérature! Mais revenons à nos capitons: là, oui, sans conteste, je suis femme. C’est même très exactement dans certains contours externes et détours internes de mon anatomie que je suis tout-à-fait homologuée femme – et ce par d’éminents spécialistes. Je concèderai même volontiers que l’expérience de toute cette chair femelle, son temps, ses marées, constitue une «part féminine» de ma mémoire, de ma lecture du monde, c’est-à-dire de mon cerveau. Mais je ne vois nullement en quoi cette part de moi pourrait influencer ma façon de faire sonner un accord, de raisonner ou d’analyser un texte: je ne sache pas que quelques dosettes d’œstrogènes soient à même d’infléchir les lois de l’acoustique, de la logique ni même de la sémantique! Dans ces domaines, mon cerveau reçoit donc les mêmes informations et poursuit les même buts que si j’étais un homme (1); quelles raisons aurait-il de les traiter différemment? Je chante avec un larynx de femme dans un corps de femme (et de femme heureuse de l’être, merci), je vais même parfois chanter les paroles d’une femme; mais l’équilibre, l’infini, le royaume parallèle que je cherche en le faisant n’ont que faire de mon chromosome XX –la féminité n’est pour ainsi dire qu’une qualité accessoire du médium, le but ultime appartient à une dimension où féminin et masculin n’ont plus de sens.
[PS : on pourra m’objecter qu’une femme transsexuelle, c’est-à-dire quelqu’un qui se sait femme tout en étant née dans un corps aux attributs sexuels masculins, est bien « féminine du cerveau ». Je ne crois pas que cela invalide mon propos : c’est simplement que, pour elle, la « part féminine » dont je viens de parler n’est pas aussi simplement corrélée à son type initial de capitons… Il y a d’autres façons d’être une femme que l’ « homologation » dont je parle en riant. Mais cela ne signifie pas que nos cerveaux, pas plus le sien que le mien, soient tout entiers régis par notre féminité.]
(1) du moins jusqu’à ce qu’on me prouve qu’il existe une façon «féminine» de faire sonner une quinte. Bon courage!