L’odeur du magnéto à bande

Balayage machinal de mon fil Facebook tout à l’heure, en pensant à autre chose… Tiens, une annonce de l’ami Christophe Le Menn : il cherche un magnétophone à bande, un modèle précis de chez Revox, photo à l’appui. 

C’est la photo qui me fiche dedans. 

Ça m’était déjà arrivé il y a quelques mois, en planchant, dans un court papier pour le livre des 50 ans de Dastum, sur les techniques d’enregistrement sonore au XXe siècle : le sujet des bandes magnétiques arrive innocemment sur le tapis, et brusquement je me retrouve dans une plongée à la Proust, perdue au présent, tous les sens saisis par l’expérience d’un autre temps. 

C’est que, pour moi comme pour, disons, une certaine minorité d’enfants de la deuxième moitié du siècle dernier, la bande magnétique et le magnétophone sont des pièces centrales de l’enfance ; en l’occurrence, c’est la passion de mon papa pour le diaporama d’art qui a longtemps fait du Revox un centre névralgique du salon familial, et je peux vous assurer qu’il n’y avait pas poste plus prestigieux que celui de presseur de bouton « Play », au troisième top paternel, les soirs de projection. Plus tard, avant l’arrivée chez nous d’un magnéto cassettes double, c’est encore via le Revox que mes sœurs et moi, ados, copiions nos cassettes – procédé fort peu économe en temps, mais qui nous valait un son des plus classe. Et qui a sûrement consolidé dans ma mémoire les sensations particulières du Revox. J’allais les retrouver quelques années plus tard encore lors de ma brève incursion dans l’univers de la radio (1), et surtout les quelques minutes où j’ai eu le privilège de voir en action cet enchanteur de la bande magnétique qu’était Yann Paranthoën. 

« Sensations » parce que, oyez, jeunesses qui rangez dans la même vitrine le CD et le silex taillé : avec la bande magnétique, et surtout avec la vraie, même pas encore encagée dans le boîtier d’une cassette, on était dans le corporel, le palpable, l’empoignade. Ça commençait par ce fameux bouton de lecture : ce n’était pas un capteur qui envoyait un petit signal électronique dans un circuit imprimé, commande qu’on aurait pu oublier sitôt donnée ; non, votre doigt, vous le sentiez bien, poussait sur quelque chose, rencontrait une résistance et une élasticité qu’il fallait dépasser pour enclencher le mécanisme et tout mettre en branle. C’est gros, deux bobines qui se mettent à tourner – surtout les grandes sur un Revox. Ça vous a une espèce de solennité : vos actions ne sont pas sans conséquences. Et puis, pour qu’une bande tourne correctement, il faut qu’elle entre en tension, ni trop ni trop peu, et cela aussi vous le sentiez à la mise en marche, cette espèce de synergie musculaire de moteurs, de galets, de moyeux, l’instant où la bande trouvait son juste point comme un fil d’équilibriste. Tout ça était à l’air, tout nu, la trace du son sur la bande, les guides par lesquels vous la faisiez passer, les têtes à peine cachées sous leur capot… Avec la bande magnétique, vous aviez le son dans la main, unique, vulnérable. 

C’était encore plus vrai si vous faisiez du montage. Pour ma part, je l’ai seulement vu faire. Ma vraie expérience du montage, démarrée quelques années plus tard (et aujourd’hui encore le plus souvent sur le siège passager, en collaboration avec des ingénieurs du son), appartient au numérique, cet autre monde où l’on peut – du moins si l’on n’a pas totalement merdoyé en chemin – revenir en arrière, repêcher une section supprimée, retenter une autre méthode pour le même point de montage jusqu’à ce que mort s'ensuive. Je n’en suis que plus soufflée en repensant à ce que pouvait faire, simplement avec des ciseaux et de l’adhésif, un technicien expérimenté : la précision de son geste, l’infaillibilité avec laquelle il ou elle savait trouver où couper, et l’instant terrifiant où le morceau de bande éliminé tombait dans la poubelle comme une volute de bolduc le lendemain de Noël – un moment de son, un moment de temps, un petit morceau de travail dont on décidait de se séparer définitivement.

Le nom de Yann Paranthoën continuera longtemps, je l’espère, à émouvoir les professionnels du documentaire sonore et du son en général. (Pas pour rien que c’est aussi celui de la grande salle du Logelloù à Penvénan.) Je n’ai croisé qu’une poignée de fois cet orfèvre, à l’époque où, bien que retraité, il restait une âme de la Maison de la Radio et retournait y travailler à sa guise ; que Philippe Ollivier et moi ayons pu tomber sur lui par hasard, un jour – sur lui et sur sa profonde gentillesse – dans un couloir de cet immense labyrinthe, restera pour nous un de ces clins d’œil du destin qui font chaud au cœur. Je ne l’ai vu travailler qu’une petite fois, toute simple : il avait fait la prise de son d’un texte qu’on m’avait commandé. La personne qui lisait ayant fait une erreur enquiquinante dans une phrase qu’il était trop tard pour reprendre, j’avais cogité un moment et étais arrivée à la conclusion qu’on pouvait, à la rigueur, imaginer de couper à la première syllabe en milieu de mot ici, virer la fin du mot et de la phrase et tout le début de la suivante et reprendre en milieu de mot là… Grammaticalement, c’était jouable, mais à l’oreille, aujourd’hui encore, ça ne passerait sans doute qu’au prix d’un bon « cross-fade » – manipulation qui consiste à faire se chevaucher les deux bords d’une coupe, en baissant rapidement le volume du premier tout en montant celui du second, de façon à arrondir les angles et éviter un « poc » de son interrompu ; physiquement impossible, donc, en analogique sur une même piste (2). De surcroît, comme il s'agissait de faire une créature de Frankenstein avec deux moitiés de phrases assez distantes, pas gagné du tout que les intonations coïncident. Je n’évoque donc la possibilité que sur l’air de « j’imagine bien que ce n’est pas possible, mais idéalement… » Yann écoute les points dont je parle, une seule fois, dit très calmement que c’est faisable, trouve instantanément – zouip-zouip, en faisant bouger manuellement la bande sur la tête de lecture – le point où il donne un coup de ciseau sans la moindre hésitation – snip –, répète l’opération au point de rentrée, zouip-zouip-snip, avec la même dextérité peinarde, colle le tout, écoute. La suture est absolument imperceptible. L'ensemble n’a pas pris deux minutes… Aucun besoin de toutes nos baguettes magiques d’aujourd'hui, et surtout aucun doute dès le début, à ses oreilles surentraînées, que le montage était bel et bien faisable, qu’il ferait sens, et que lui pouvait donner ses deux coups de ciseau l’esprit parfaitement en paix. Pure routine pour lui, mais jamais longueur de bande n’a atterri dans une corbeille devant des yeux plus ébaubis que les miens… Yann n’a jamais voulu passer au numérique, et je ne suis pas la seule à être convaincue qu’il avait pleinement raison : riche d’une vie passée à maîtriser ainsi l’analogique comme un prolongement de sa pensée et de sa présence au monde, quel besoin aurait-il eu d’apprendre à faire la même chose avec de nouveaux outils et un moins beau son ? 

Il y avait cette physicalité de la bande magnétique, donc, et puis il y avait l’odeur. L’odeur était… l’odeur était comme le son : chaude. C’est sûrement mon enfance qui trouve rassurant ce qui, à vous belle jeunesse, semblerait sans doute un stupide remugle de plastique et de chimie ; et sûrement une simple association visuelle qui fait que, en cherchant à quoi la comparer ici, j’en viens à penser au chocolat chaud. En tout cas, elle était là, l’odeur, et je la sentais tout à l’heure rien qu’en voyant la photo sur mon écran. Toutes les bandes, il me semble, sentaient, et c’est peut-être cela aussi qui fait la force de ce souvenir : comme l’odeur des livres, l’odeur des bandes faisait partie d’elles, ne ressemblait à rien d’autre et marquait l’entrée de leur espace, le seuil du portail qu’elles ouvraient vers d’autres mondes. Mon Mac et ma carte-son sont certainement capables de miracles sonores, mais ils ne sentent rien. 

Pour toute ma nostalgie, je demeure absolument une rejetonne du numérique, en particulier s’agissant de travail du son : je serais bien incapable de mener un enregistrement en analogique – et je ne parle même pas de maîtrise du matériel, simplement de capacité à penser une séance de travail sur bande. Yann Paranthoën disait que, dans ses prises de son de terrain, il était attaché à la contrainte des 15 (ou étaient-ce 16 ?) minutes d’un bobineau, parce qu’elle donnait un cadre, un rythme à toute sa pêche, obligeant à l’anticipation et à la réactivité ; j’ai mûri professionnellement, moi, dans ce nouveau monde où l’on peut si facilement se noyer dans la simple ampleur du chalut possible – se noyer tellement les bords du cadre sont loin, perdu dans une infinité de prises et de recommencements possibles. Reste que je suis de la dernière génération qui a connu le monde avant celui-là – qui l’a connu non comme le choix que l’on peut encore faire aujourd’hui en optant pour un studio vintage ou un pressage de vinyle, mais comme LE monde. Celui où, si l’on aimait le beau son et si l’on voulait faire des choses créatives avec, on avait encore un Revox dans son salon – vertical et coûteux comme une muraille, mouvant, odorant et précis comme une créature vivante, interdit aux enfants sinon pour lancer la bande-son du diaporama. Dis, ai-je écrit à Christophe dans les commentaires, quand tu en auras trouvé un, est-ce que je pourrai venir chez vous juste pour appuyer sur « Play » ? 




(1) « Brève incursion » est encore sans doute exagéré, mais dans ma prime jeunesse, entre le moment où j’ai compris que je n’allais pas vieillir à la télévision (où j’étais animatrice en langue bretonne) et celui où il est devenu clair que je voulais et pouvais chanter à temps plein, j’étais allée voir du côté de la radio si j’y étais. J’avais fait le stage de documentaire de création de l’Université d’Eté de la Radio, en Arles ; nous n’utilisions déjà plus de bandes analogiques, mais des DAT – que la canicule plongeait en plein délire numérique, d’ailleurs – ; cependant tout le monde, à l’époque, avait été formé au travail sur bandes et pensait sur ce modèle. Et il devait bien en rester dans les coins, des bandes magnétiques, puisque j’ai gardé en tête (à moins que ce soit une de ces fantaisies dont la mémoire humaine est capable ?) une image de la réalisatrice Kaye Mortley en train de faire ce fameux geste de jeter une longueur de bande coupée à la corbeille. 


(2) Aujourd’hui, mes petits amis, le premier logiciel venu fait ça en un clic et vous donne tout un menu gastronomique de formes possibles ; mais à la fin du siècle dernier ce n’était pas encore le cas, loin s’en faut – du moins dans les logiciels accessibles aux simples mortels – et il fallait bricoler ces petits X à la main, un par un et sur deux pistes, dans les commandes de volume. Le premier album de Loened Fall, en 1998 (deux ou trois ans après ma séance avec Yann), a ainsi été cousu au petit point de croix par Philippe Ollivier ! Et on trouvait que c’était merveilleux, ce que les ordinateurs arrivaient à faire ! Bon, où ai-je garé mon déambulateur ?