Ça y est ! J’ai enfin pris le temps de m’acheter et de lire aussi sec Le périnée féminin et l’accouchement de la géante Blandine Calais-Germain, l’anatomiste auteur entre autres des génialissimes Respiration et Anatomie pour la voix. (J’en profite pour redire que quiconque prend ou donne des cours de chant devrait avoir au moins le Respiration dans sa bibliothèque, ne serait-ce que comme exorcisme contre ce vilain démon de « la bonne façon de respirer ».)
J’ai pris mon temps, me direz-vous : le bouquin est seulement sorti en 1996 ! A vrai dire, c’est le titre qui m’avait bêtement retenue jusque là : n’ayant jamais accouché de ma vie et n'ayant aucun projet en ce sens (lequel, à mon âge canonique, relèverait probablement autant de la médecine que de la témérité), je ne me sentais que moyennement concernée. Mais les copines et les chanteuses que je conseille passent parfois par ce cap, elles ; et puis des bouquins sur la région du périnée tout court, il n’en pousse pas sur les arbres. Alors, hop, profitons du petit hiatus de fin d’été pour passer un après-midi sous le prunus du jardin, sur la chaise longue de mes ancêtres, à découvrir, via des dessins et des explications toujours aussi clairs, ce que la nature m’a casé entre les crêtes iliaques et les ischions. Et pour rédiger ici un petit prolongement aux quelques discussions que j’ai pu avoir avec des collègues chanteurs.
Disons-le tout net : Le périnée féminin n’est pas une lecture pour les âmes sensibles. (Attention : le reste de ce papier peut-être non plus.) Le bassin, c’est évidemment, hum, le siège d’une quantité d’expériences marquantes, bonnes et mauvaises, échappant pour beaucoup à notre raison mais pas à nos réflexes, y compris empathiques. Même si les dessins de l’ouvrage, comme toujours chez Calais-Germain, tiennent un épatant juste milieu entre la rigueur scientifique et le parti-pris de représenter des corps en vie et d’une façon qui n’épouvante pas le quidam, ce n’est pas rien de passer quelques heures à se promener mentalement dans son propre bas-ventre ; a fortiori si, comme moi, on est de celles qui ont physiquement mal au bide quand un personnage de film fait une fausse couche.
Ce n’est pas rien, mais c’est fichtrement intéressant. Et ça l’est tout spécialement pour les chanteurs, mâles comme femelles : non pour y trouver quelque clef décisive (ne nous en déplaise, le seul « secret du chant », c’est qu’il n’y a pas de secret, seulement une infinité de choses à découvrir au fil du temps) mais tout bonnement pour comprendre autour de quel pot nous tournons si souvent.
C’est que la région du périnée, et tout particulièrement le plancher pelvien – le hamac musculaire grand luxe double épaisseur qui forme le fond du panier du bassin, et donc de l’abdomen – c’est le serpent de mer des cours de chant. Il fait partie de la mécanique respiratoire dès que le diaphragme est en action, puisque, pour reprendre la terminologie de Calais-Germain, il est le fond de la « poche d’eau » que forme l'abdomen, dont le diaphragme est le dessus, et qu’à l’inspir, quand le diaphragme descend en se contractant, le plancher pelvien, de l’autre côté de la bulle, reçoit une légère pression (j’ai bien dit légère, hein : le gros de la « modification de la hauteur de la poche d’eau » induite par la descente du diaphragrame est normalement équilibré – le volume global de la poche d’eau ne pouvant pas changer – par un élargissement de l’abdomen (1) ; c’est juste que le plancher, faisant partie de la poche, « reçoit le message »). Le tout, bien sûr, si l'on s’en sert, de son diaphragme – je rappelle pour ceux d’à côté du radiateur qu’il est physiquement possible, quoique pas très rentable, de respirer sans l’aide du diaphragme (en augmentant le volume de la cage thoracique par d’autres endroits), auquel cas votre plancher pelvien pourra roupiller mais vous aurez sans doute bien du mal à chanter. Mais comme, justement, en chant, vous allez joyeusement l’utiliser, votre diaphragme, le plancher pelvien est en principe mécaniquement impliqué dans l’affaire.
La question qui se pose au prof de chant (même occasionnel) est donc : que dire à ce sujet ? Il y a plusieurs écoles : ceux qui ne disent rien, jamais ; ceux qui en font un point majeur ; ceux qui en parlent en passant, pas toujours, et en tâchant de ne pas s’apesantir. Je m’inscris parmi ces derniers.
Ma politique tient en quelques lignes :
1) le plancher pelvien est une partie du fabuleux mécano de la respiration, en général il ne nuit pas de le savoir MAIS :
2) cette zone hautement sensible relève de l’intimité de mon interlocuteur, je n’ai pas à m’y inviter même mentalement, encore moins à lui dicter quoi faire avec ;
3) « si c’est pas cassé, 'faut pas réparer » : chez la plupart des gens la plupart du temps, le dialogue diaphragme-plancher pelvien se passe et s'affine tout seul sans anicroches, aucun besoin d’aller trifouiller par là ;
4) si c’est cassé, 'faut réparer… mais ce ne sera pas de la juridiction d’un prof de chant ! Si quelque chose coince dans votre périnée – et en général vous vous en apercevrez à d’autres moments qu’en chantant – , c’est du ressort d’un ou plusieurs professionnels de la médecine : gynécologue, urologue, sexologue, psychoschtroumpf, kiné ou osthéo (de confiance, hein, ne laissez aucun gourou s’approcher de votre plancher !)… Et oui, un cercle vertueux peut s’enclencher entre une libération de votre rez-de-chaussée, si vous en aviez besoin, et les progrès de votre voix. Mais un prof de chant n’a pas les compétences requises pour résoudre un problème physiologique ou psychologique – et ce même s’il a fait trois semaines d'un stage « chamanisme et mécanique automobile » qui a changé sa vie.
5) Chez certaines personnes, la zone est tellement taboue que sa simple mention risque déjà de faire plus de mal que de bien ; il est de notre devoir de faire extrêmement attention à tout signe de sensibilité de ce genre. Hélas, nous ne lisons pas dans les pensées, et il peut m’arriver comme à quiconque de mal évaluer la délicatesse d’un élève ; mais a minima nous devons tenter d’être prudents. (Ai-je besoin de préciser que nous devons aussi nous garder de toute condescendance, même involontaire, envers cette sensibilité ? Nous ne voyageons pas tous avec les mêmes bagages, un point, c’est tout. L’aisance vétérinaire avec laquelle je me dépatouille de ma coupe menstruelle ne fait pas de moi un être particulièrement éclairé !)
Bref, je n’aborde le sujet que très succintement – si je l’aborde du tout –, juste pour en signaler l’existence dans le cadre d’une explication anatomique générale : « le plancher pelvien participe à la respiration profonde et donc au chant ; c’est chez toi, ça ne me regarde pas, et tu n’as pas forcément besoin de t’en préoccuper plus toi-même, sauf si tu ressens un dysfonctionnement par ailleurs ou si tu es juste très curieux. » Je mets plutôt le focus sur la masse et la mobilité du bassin tout entier, généralement plus facile à manier, au propre et au figuré, pour la plupart des gens (mais non tous, là non plus !). Et évidemment, je vais personnaliser un peu, en particulier si je sais que mon ouaille a déjà entendu d’autres discours sur la question.
Ces autres discours ont le plus souvent trois sources :
1) D'autres profs de chant. Je me suis trouvée un jour face à un élève à qui son prof, apparemment, avait dit : « Le soutien, c’est simple : en chantant, fais comme quand tu chies ! » Si vous entendez un conseil de ce genre, faites-moi plaisir : fuyez (2). Mettre délibérément le périnée en pression est non seulement inutile, mais dangereux si c’est une habitude. Le prof qui a donné ce conseil a peut-être, lui, une synergie respiratoire si excellente ET un transit intestinal si enviable que « comme quand tu chies », pour lui, est seulement synonyme de décontraction et d’engagement subtil. Reste que pour le commun des mortels, cette consigne est un passeport pour les hémorroïdes – au mieux. (Un autre prof de chant aurait dit à une chanteuse qu’il voulait « sentir sa moule collée à la chaise » ; si l’histoire est authentique, j’espère qu’ils se connaissaient vraiment bien, depuis longtemps, et qu’il plaisantait…)
Peut-être en réaction à cette « école de la pression » et à ses effets secondaires, d’autres profs développent le discours inverse : il faut « remonter », « activer » le plancher pelvien en chantant. Là encore, il se peut que cette instruction les ait fait progresser, eux, un jour, parce qu’elle compensait une tendance à l’inverse – ou que, plus simplement, ils l’aient entendue de leur prof préféré, mais sans l’appliquer particulièrement, de sorte qu’eux ne s’en trouvaient pas plus mal ! Mais sur une autre personne, câblée différemment et très volontaire, cela peut se traduire par des contractures problématiques et une difficulté de soutien.
– 2) D’autres pratiques corporelles : en yoga, par exemple, vous entendrez souvent des consignes concernant le plancher pelvien. Je pratique moi-même, mais j’ai toujours un peu de mal avec ces demandes de « relever », « tirer », quand ce n’est pas « contracter / décontracter ». On me demande d’agir, voui, mais sur quoi exactement ? Le bouquin de Blandine Calais-Germain me confirme ce que mes heures de vol m’avaient déjà appris : le plancher pelvien, c’est trois dimensions, plusieurs zones, plusieurs épaisseurs et natures de tissus différents, qui s’activent dans des sens différents… Vous voulez que je fasse quoi et où ? En outre, nous autres chanteurs ne devrions jamais oublier un point : en règle générale, le travail respiratoire du yoga s’effectue sans phonation. Quand nous chantons, la finalité du geste respiratoire est fondamentalement différente puisqu’il s’agit de rendre l’expir beaucoup plus long que l’inspir et aussi économe que possible, tout en opposant à l’air expiré la légère résistance des cordes vocales. Cela s’obtiendra consciemment en cherchant à équilibrer les mouvements de l’expir par le maintien – voire la simple idée – d’une partie des mouvements de l’inspir ; il nous appartient de garder ce principe à l’esprit si nous tentons de croiser l’expérience du yoga à celle du chant. Usage différent du souffle signifie usage différent des outils du souffle ; c'est vrai pour tout le corps, et le plancher pelvien ne fait pas exception. Ceci étant dit, si vous aimez la chimie amusante, rien ne vous interdit l’expérimentation, vous seul pouvez savoir ce qui vous réussira vraiment ! Le yoga, comme toute pratique corporelle, peut être un formidable laboratoire d’exploration ; nous pouvons tester énormément de choses, du moment que nous prenons la consigne comme une expérience à faire dans les secondes à venir et non comme un enseignement à adopter pour les siècles des siècles.
3) Les bribes d’infos passées par le téléphone arabe des amis, magazines, vidéos, etc. Par exemple, je vois souvent passer, dans la presse féminine, l’idée qu’un excellent « travail du périnée », mesdames, consisterait à régulièrement bloquer le jet d’urine aux toilettes. Blandine Calais-Germain confirme ce que je sentais instinctivement : c’est une carabistouille. (L'anatomiste reconnaît juste à cet exercice un intérêt de test de la force du sphincter, voire de localisation précise de celui-ci, mais elle précise qu’il ne faudrait pas l’effectuer plus de trois ou quatre fois par an.) Entraver le fonctionnement normal de votre vessie n’est pas une activité recommandée au quotidien – pas plus que celui de n’importe lequel de vos organes, du reste.
En tout cas, quelle que soit la source de nos informations, nous ne devrions jamais oublier ce point cardinal : d’un corps à l’autre, le ressenti interne varie énormément, la configuration réelle (nos squelettes, par exemple, sont aussi individuels que les traits de nos visages) et les fonctionnements aussi. A fortiori s’agissant d’une zone aussi dense, complexe et chargée de souvenirs, de joies, de douleurs et de peurs. (Chargée aussi, en particulier pour les femmes, d'injonctions : à l’hygiène, à la performance, à la rééducation et la surveillance médicale – si utiles soient-elles, ce sont encore des devoirs –, au bonheur, à la disponibilité…) Une zone, enfin, rappelons-le, suffisamment différente entre hommes et femmes pour donner de profondes différences de réalité et de perception physiques. (Y a-t-il, cependant, plus de divergence entre l’expérience des hommes en général et des femmes en général qu’à l’intérieur de chacun des deux groupes ? Je l’ignore, évidemment, mais la variation individuelle me paraît tellement immense que je n’en jurerais pas (3).)
C’est pourquoi, même après une première lecture de cet excellent ouvrage, je continuerai à traiter le périnée, le mien comme celui des chanteurs que je fais travailler, comme un lieu d’intimité inaliénable. Je suis ravie d’en savoir un peu plus, de mieux situer ceci et cela en moi-même, d’avoir des notions un peu moins vagues du matériel et de la physiologie. J’espère que cela m’aidera à répondre un peu mieux aux questions que se pose, par exemple, une jeune maman qui reprend le chant, même si ma réponse consistera le plus souvent à la rediriger vers une personne compétente ou vers ce bouquin. Mais ça ne me donne pas un iota d’autorité, et pas un microgramme de certitude, sur ce que devrait faire tel ou tel chanteur avec cette partie de son anatomie. Mon rôle se borne, suivant les cas, soit à flanquer une paix royale à cette dernière, soit à discrètement signaler qu’il y a là, d’une part, ni plus ni moins qu'une petite partie de notre instrument ; d’autre part, un terrain d’exploration fascinant pour qui aime partir à la découverte de sa propre mécanique interne. Mais, je le maintiens, il est permis de ne pas en avoir une folle envie ; si tout fonctionne, on peut chanter divinement sans jamais avoir eu une pensée pour son plancher pelvien. C’est s’il nous appelle à l’aide qu’il faut s’en occuper au plus vite, mais cela se passera dans un cabinet médical et non dans un cours de chant – l’un peut éventuellement aider l’autre, mais cela ne regarde que la ou le propriétaire de ce périnée et de ce larynx ! Dans nos salles de musique, nos devoirs à l’égard du plancher pelvien se bornent à ne pas lui envoyer de consignes d’écrasement brutal ni de contraction militaire – et, persisté-je à penser pour ma part, à ne pas lui envoyer de consigne tout court : il connaît son métier mieux que je ne le ferai jamais. Que plus compétent que moi me corrige si je dis une bêtise : ce que je retiens de tant de mystères et de lumières, c’est qu’en matière de chant, bien souvent, le plus grand besoin du plancher pelvien est qu’on le laisse respirer – tout bonnement vivre sa vie, sereinement inscrit dans l’ensemble du corps.
(1) Précisons aussi que la respiration diaphragmatique ne se traduit pas uniquement par ce mouvement vers le bas : le diaphragme peut aussi écarter les basses côtes, c’est ce qu’il fait le plus souvent et c’est une liberté qu’on recommande aux chanteurs de cultiver. Pour en savoir plus sur toute cette merveilleuse complexité, lisez Respiration de Blandine Calais-Germain, vraiment !
(Ah, et aussi : ne jamais oublier qu’on parle là de mouvements qui restent, en réalité, très petits en dimensions, même s’ils peuvent être puissants en ressenti ou en réalité.)
(2) Ce n’est qu’à la relecture que je me suis aperçue du comique involontaire qu’il y a à conseiller la fuite dans un article sur le plancher pelvien. Je choisis d’assumer l’humour de mauvais goût de mon inconscient et de ne pas chercher de synonyme – du reste, à bien y réfléchir, « prenez vos jambes à votre cou » n’aurait guère été préférable…
(3) : On aura compris que je parle là, bien sûr, des hommes et femmes cisgenres ; j’ignore tout du ressenti d’une personne trans. J’imagine seulement qu’il peut échapper encore un peu plus à la généralisation ?