Confessions d’une soukoglotte, 1 : « Mais tu parles combien de langues, au fait ? » (Spoiler : pas tant que ça) 

Je ne suis pas la seule à entendre régulièrement cette question, posée selon les cas avec une admiration ou un agacement aussi immérités l’un que l'autre. Je ne suis certainement pas la seule non plus à être incapable d’y répondre par un chiffre. Ce n’est pas une coquetterie : on verra plus bas que je n’ai vraiment pas de chiffre à donner. C’est que tout dépend de ce que mon vis-à-vis entend par parler une langue ; et c’est surtout que chaque langue vient se tricoter dans et avec votre vie d’une façon qui lui est propre. En d’autres termes : c’est le bordel, le bazar, le marché aux puces. Je ne suis pas polyglotte, je suis « soukoglotte ». Il faut un peu de temps pour décrire tout cela, et quand je tente de le faire je m’aperçois – souvent à retardement – que tel ou tel aspect de ma « vie linguistique » quotidienne est, pour un interlocuteur plus ou moins monolingue, aussi mystérieux que l’est pour moi la gestion d’un tribunal de grande instance ou celle de quinze jours de vacances en famille sans effusion de sang.

Ce qui me mène devant mon clavier aujourd’hui : pour un bout de témoignage, à l’intention des monolingues ou quasi. Rien de plus : je ne suis ni linguiste ni neurologue, je sais seulement (un peu) comment ça tourne dans ma caboche et, dans une moindre mesure, dans celle de mes proches. C’est assez, cependant, pour réfuter certaines généralisations abusives, et surtout pour repérer quelques malentendus dans la vision que peut avoir quelqu’un de plus ou moins monolingue de quelqu’un qui pratique une ou plusieurs autres langues. 


1) Commençons par peut-être le pire d’entre eux : non, parler plusieurs langues n’est pas une médaille de vertu. Ni réelle, ni auto-attribuée. Je suppose qu’il faut voir là le poids de notre expérience scolaire : pour beaucoup de Français, la pratique d’une langue reste l’objectif aussi affirmé que rigoureusement inaccessible au bout d’années de cours insuffisants. Quiconque travaillait assez dur était censé y parvenir ! Que nul n’y parvienne jamais par ce seul chemin devrait suffire à invalider ce modèle moral, mais il semble qu’il soit ancré profondément: le bilingue, le polyglotte, reste obscurément perçu comme le bénéficiaire d’une bonne note, d’un certificat d’excellence et de mérite confondus. 

Or la pratique de plusieurs langues est avant tout le fruit des hasards de la vie. Il est probable que la personne y ait aussi, tôt ou tard, bossé d’arrache-pied – ce n’est jamais rien, d’apprendre une langue – mais ce ne sont pas trois heures de cours hebdomadaires qui l'y ont menée : c’est de rencontrer des interlocuteurs qui ont donné un but à son apprentissage (ce qui peut inclure, Dieu merci, un excellent professeur), c’est d’être exposé régulièrement à cette autre culture, c’est d’avoir des raisons pressantes de parler et d’écouter. 

Cela peut être tout bonnement la conséquence d’un changement de pays. A ce propos, une chose m’énerve profondément : les réactions affectives au polyglottisme d’autrui, qu’elles soient positives ou négatives, ne s’appliquent généralement qu’aux Occidentaux. D'un Français blanc qui parle deux langues, on s’étonnera, on lui prêtera un esprit raffiné ou on l’accusera de s’en croire un ; pendant ce temps, la femme de ménage malienne, le chauffeur de taxi marocain, le serveur vietnamien jongleront avec deux, trois ou quatre langues, sans que nul ne songe à s’en ébaubir. Eux, n’est-ce pas, c’est normal, ça ne compte pas. Qui s’aperçoit qu’il rejoint là les bourgeois d’il y a cent ans, se gaussant de l’accent breton de leur bonne quand ils auraient dû lui envier ses compétences linguistiques?  

Ce peut être aussi que vous êtes, non moins bonnement, doué pour les langues – quoi que cela veuille dire. Il n’y a pas si longtemps que j’arrive à reconnaître simplement que c’est mon cas. Ma cervelle a clairement plus d’aptitude pour les langues et le langage en général que – parmi d'innombrables exemples, hélas – pour l’entretien de mon habitat ou la gestion du temps. Oui, c’est probablement en partie inné et/ou hérité, mais les corrélations ne sont pas des causalités : ce n’est pas parce que ma maman est traductrice que je parle anglais (du reste, mes trois frère et sœurs ont chacun un CV linguistique différent). C’est plutôt que les mêmes causes produisent les mêmes effets : si vous êtes prédisposé à quelque chose, ce quelque chose vous sera sinon facile, du moins gratifiant à vos efforts ; on tend à aimer faire ce pour quoi on est doué. C’est vrai pour un enfant, c’est vrai pour les parents dont il partage le cadre de vie et une partie des dispositions. Inné et/ou hérité… et donc ne justifiant ni la moindre fierté, ni la moindre honte : vous êtes comme ça, et c’est tout. 

En revanche, j’insiste : le fait d’être doué pour les langues ne signifie pas que vous n’ayez aucun mal à vous donner pour en apprendre une !  Simplement, vos efforts vont payer plus et plus vite, ce qui vous incitera à en faire plus. 

2) Là comme dans tous les autres domaines, nous ne sommes pas tous câblés de la même façon. Cela vaut pour la question des disposition plus ou moins grandes, cela vaut également pour les méthodes d’apprentissage. J’ai croisé un véritable « collectionneur de langues » qui, quand il lui prenait de s’en frotter à une nouvelle, achetait une grammaire et un dictionnaire et s’en gavait avant d’aller à la rencontre de locuteurs. Pour d’autres, c’est l’immersion brutale, sans explication ni analyse, qui paiera : le fameux « apprendre comme un bébé ». D’autres encore bénéficieront d’exercices répétitifs. Pour ma petite part, rien de tout cela ne fonctionne ; ce qui a marché jusqu’à présent (mais notez bien que je n’ai jamais réellement fréquenté que des langues indo-européennes en alphabet latin), c’est un premier temps de « démontage de la mobylette » grammatical, c’est-à-dire de leçons d’initiation, aussi analytiques que possible, quelques phrases à retenir pour un catalogue des mécanismes essentiels, un bon précis de prononciation et, seulement ensuite, de l’absorption au kilomètre pour apprendre par déduction : la vie, ou à défaut (donc le plus souvent) films, radio, écrits – de préférence prévisibles et de gratification immédiate, comme des magazines féminins. Pendant ce temps, l’homme à côté de qui je me réveille, lui, parle les cinq langues qui ont toutes fait partie de sa biographie, alors qu’il n’en a guère étudié que deux. Pas tous câblés pareil, vous dis-je. 

3) Au fait, ça veut dire quoi, parler une langue ? C’est là que les Perses se dispersent. Mon amoureux serait le premier à corriger : « enfin, je ne les parle pas bien toutes ». Et c’est pour cette même raison que je n’ai pas de chiffre à donner pour moi-même. En réalité, si je tente un inventaire : 

– Breton : je suis une bretonnante de 2022, c’est-à-dire que je parle couramment mais que les mots ou les tournures vont régulièrement me manquer ; que je peux être prise au dépourvu par des formes dialectales jamais rencontrées jusque-là ; que mon breton est loin d’avoir la densité et l’économie de moyens de celui d’il y a deux ou trois générations ; que mon accent est un mélange de ma « zone d’ancrage » (un Trégor assez vaste), de mes fréquentations dans d’autres zones, et du fait que j’ai le français pour langue première. Le sentiment de ne pas en savoir assez est probablement la chose que les locuteurs d’aujourd’hui – y compris natifs – partagent le plus ; ça, et bien sûr le fait que le breton a une place affective toute particulière en nous, qu’il est rarement « une langue comme les autres ». Parler deux langues sur un même territoire, c’est vivre dans sa chair le fait que l’altérité n’est pas une frontière extérieure qui définirait l’identité, mais bien une des innombrables composantes de cette dernière : c’est être obligé de s’apercevoir qu’on est soi-même entièrement fait d'un tissage de frontières mouvantes. 

– Anglais : j’ai probablement une connaissance plus étendue en anglais qu’en breton, et certainement une pratique quotidienne plus intensive (la majeure partie de ce que lis et de ce que je regarde est en anglais) ; reste que, alors que je suis considérée comme bilingue breton-français, je ne ressens pas cette relative maîtrise de l’anglais comme me rendant tout à fait trilingue. Je vais dire que je suis « à peu près trilingue » ou, en riant, que je suis « bilingue et demi », ce qui est sans doute le plus mathématiquement exact… si l’on compte 0,75 de breton et autant d’anglais. Ce ne sont pas seulement vos compétences dans une langue qui font qu’on va considérer que vous en êtes pleinement locuteur ou non : c’est aussi une question sociale et politique, une question de situation de chacune des langues et de votre situation par rapport à elles. En l'occurrence, je n’ai pas d’ancrage dans un pays anglophone – mon histoire est faite de lambeaux vécus ici et là. Cela s’entend à mon accent terriblement « transatlantique » (après deux minutes de conversation, on me demande généralement d’où diable je viens) et à la soupe de formes locales que, malgré tous mes efforts de tri, je suis encore susceptible de faire. Cependant je relève sans doute d’une catégorie d’anglophones non-natifs représentée partout sur la planète, et appelée à augmenter : ceux qui, dans un monde où l’anglais est omniprésent, se retrouvent de facto à vivre une partie de leur vie intérieure dans cette langue.

– Italien : là, c’est très rigolo. Je m’y suis mise tard, pour chanter de l’opéra. Puis les hasards de la vie, toujours eux, m’ont donné l’occasion de vivre quelques brefs épisodes, hum, disons, assez intenses et agréables, avec mon italien sommaire pour médium. Et ne voilà-t-il pas que, pendant que j’étais fort occupée ailleurs, ces moments de vie avaient creusé dans ma cervelle des canaux d’expression aussi directs que ceux de l’anglais ou du breton… En d’autres termes : je suis rentrée chez moi parlant assez couramment mon très, très mauvais italien. Il a eu le temps de rouiller à nouveau depuis, mais garde un statut un peu à part dans ma cervelle. Je peux donc témoigner 1) qu'il n’y a pas corrélation si étroite que ça entre le niveau de connaissance et la fluidité d’expression – parler bien et parler aisément, ce n’est pas la même chose ; 2) que l’aventure amoureuse joyeuse et sans lendemain s’avère une méthode linguistique des plus efficaces ! Faudra que j’en parle à l’Education Nationale. 

– Allemand : encore une autre histoire ! Cinq ans de cours scolaires, incluant Dieu merci un voyage d’échange, ont été suivis de décennies d’inactivité, avec guère plus que des Lieder à chanter, et de rares interlocuteurs tous également anglophones. J'en garde de solides bases grammaticales et une prononciation paraît-il assez convaincante, et toute nouvelle immersion donne des résultats assez rapides ; je comprends une partie de ce que lis et de ce que j’entends ; néanmoins, au débotté, je sue sang et eau à faire une phrase et tout le vocabulaire de base se dérobe :  « rossignol », « tombe » et « voyage d’hiver », ça ne se case pas si facilement que ça dans la conversation. 

– Gaélique irlandais : deux ans de cours à la fac, cinq semaines de stage intensif sur deux étés dans le Donegal, à la sortie un niveau de conversation très poussive encore… Et puis trente ans d’inutilisation, avec pour résultat une mise en dormance totale. Je ne parle plus, stricto sensu, l’irlandais, et je le regrette. Mais je ne l’ai pas oublié non plus : dès que j’en rencontre à nouveau, la mémoire me revient d’heure en heure. Soit dit en passant, c’est aussi, de toutes les langues que j’ai rencontrées, celle que je qualifierais de « la plus belle », et je ne sais toujours pas expliquer pourquoi – je trouve que l’irlandais a une belle grammaire… (Il a aussi une complexité phonétique après laquelle plus grand-chose en Europe ne peut vous faire peur.) 

– Espagnol : basique et passif ! Avant une tournée de Bugel Koar en Amérique du Sud, je m’étais empressée d’avaler quelques leçons d’Assimil pour garantir ma survie ; une fois là-bas, je pouvais échanger poussivement avec un chauffeur de taxi, mini-dictionnaire à la main. L’italien a impitoyablement balayé ces rudiments depuis, mais il me reste une compréhension élémentaire à l’écrit et parfois l'oral. Il m’est arrivé d’avoir quelques échanges avec des hispanophones, eux me parlant espagnol et moi leur répondant en italien ; pour parler de physique quantique, je ne garantis rien, mais pour dire à quelle heure est la balance, ça marche. Bref, encore une langue que je ne parle pas, mais qui ne m’est pas tout à fait inconnue, et dans laquelle je peux lire Cosmopolitan.

– Néerlandais : pareil et pas pareil… C’est la langue principale (mais pas première, cela dit !) de mon amoureux, qu’il parle avec ses amis et une partie de sa famille. C’était une solide raison de m’y mettre ; sauf qu'aux Pays-Bas, tout le monde ou presque parle couramment anglais et y passe avec délectation dès que vous peinez en néerlandais. Autant dire que je n’ai pratiquement jamais besoin de le parler. Mais de le comprendre, oui ! Je continue donc, petit à petit et sans vraiment y travailler, à développer une petite compréhension orale et écrite (en plus, il y a une presse féminine vraiment intéressante en néerlandais, figurez-vous !). Résultat : pour reprendre le célèbre critère de compréhension des bretonnants, aujourd’hui «  je serais vendue » bien plus facilement en irlandais ou en allemand qu’en néerlandais, alors même que c’est ce dernier que j’ai le moins étudié. 

…Et c’est tout ! Soit plus que Mme Michu et Mr Smith, mais beaucoup moins qu’un vrai polyglotte professionnel, qu’une bonne partie de la population du globe, ou que ma belle-sœur. Je caresse toujours l’envie d’apprendre une langue non indo-européenne. J’avais goûté à quelques cuillerées de japonais, mais ma motivation s’est heurtée aux méthodes disponibles (celles qui n’étaient pas d’un ennui à se pendre n'étaient pas adaptées à mon câblage) et à l’absence de perspective pratique rapide. Depuis, j’ai rencontré les montagnes et l’alphabet génialissime de la Corée, et je ne dis pas que… 


(…A suivre ! Non pour mon hypothétique apprentissage du coréen, mais pour quelques autres points de confession, tournant autour des questions de langue maternelle, langue principale, langue « de cœur » e tutti quanti !)