*« Un tricot tout neuf » : Maryvonne La Grande ou les puissances des vieux papiers

C’est une chose magique que les vieux écrits. Si un jour le Destin décide de me priver de la joie de chanter sur scène, j’espère bien qu’il me dédommagera en m’autorisant à passer le restant de mes jours à lire des choses notées cent ou deux cents ans plus tôt. (Bon, en vérité j’espère surtout avoir le beurre et l’argent du beurre,  à savoir une longue vie dans les odeurs alternées des théâtres et du vieux papier.)  

C’est une chose magique que les vieux écrits, et c’est cette magie qui est au cœur de mon prochain solo : Maryvonne La Grande, à découvrir à partir de ce printemps et tout d'abord à Port-Blanc, Penvénan (22) autour du week-end du 13 mai, grâce au Logelloù/Fur ha Foll qui porte le projet – et grâce au metteur en scène Hervé Lelardoux, qui a accepté d’en être le regard/interlocuteur/conseil artistique.

En travaillant sur Les chants du livre bleu, je me suis aperçue que la personne qui donne le plus de mélodies à Duhamel (67 éléments sur le papier, soit grosso modo une cinquantaine une fois triées les redites), «Maryvonne Le Flem, Port-Blanc », était non seulement parmi les conteurs de La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz (ça, c’était facile à déduire puisqu’on sait que Le Braz a présenté certaines chanteuses à Duhamel) mais faisait aussi l’objet d’une étonnante quantité de pages dans les carnets inédits dudit Le Braz. En réunissant le tout (1), en le croisant aux informations des registres publics, on avait la matière d’un portrait comme on ne peut, d’ordinaire, que rêver d’en dessiner des informateurs de collecteurs du XIXe - début XXe. Détails du quotidien, petites observations, conversations, récit de vie, description physique, mots de véritable attachement… Le Braz note aussi des paroles de chansons de Maryvonne, dont certaines qu’on peut raisonnablement appareiller à des airs notés par Duhamel. Ajoutez à cela qu'il a aussi interrogé et/ou observé le mari de Maryvonne, sa mère, ses enfants et sa petite-fille, et voilà votre servante comme un chat qui aurait trouvé le tunnel menant à la laiterie. 

C’est une chose magique et troublante que les vieux écrits : aux fils croisés de ces pages, j’ai « rencontré » une femme à la vie simultanément banale et hors du commun. Une analphabète qui a adoré la parole, dite et chantée. Une femme forte de corps et d’âme, qui semble ne jamais perdre sa fierté ni son indépendance — pas plus dans le grand âge que dans une jeunesse sans douceur. Un tempérament qui déjoue, régulièrement, les conclusions que l’on tirerait trop hâtivement des contours de sa vie. Je lui ai consacré un chapitre dans Les Chants du livre bleu, mais tout de suite, sans atermoiements possibles, s’est imposée l’idée de ne pas en rester là, et de partager ce trésor par les moyens à ma portée. Et les moyens à ma portée, pour moi qui suis artiste et interprète – comme elle le fut elle-même, qu’elle ait fait usage de ce concept ou non – , ce sont avant tout ceux du spectacle ; ils permettront, je l’espère, d'apporter cette histoire à un public qui ne lirait pas forcément une étude sur le collectage en 1890, et de faire découvrir les vies que contiennent les archives. Le CRBC-UBO à Brest, qui conserve les carnets de Le Braz, m’a fait l’honneur de sa bénédiction pour ce nouveau projet, et me voici au travail. (Evidemment, je mentirais si je prétendais ne pas avoir aussi en projet un nouveau livre-disque… Mais on ne me prendra pas deux fois au même piège : je sais, à présent, que le temps de la recherche et de l’écriture est bien plus long que celui d’un projet musical. Livre-disque il y aura sûrement, mais plus tard !) 

C’est une chose magique, troublante et parfois déchirante que les vieux écrits. Pour ce nouveau chantier, je suis allée voir dans des carnets plus anciens, que je n’avais pas consultés au moment de mon travail sur Duhamel. J’y ai trouvé la réponse au mystère du « capitaine anglais inconnu » sur l’Ile du Château (île qui joue un rôle important dans la vie de Maryvonne), mentionné par Le Braz en 1922 : il s’agit d’un noyé originaire de Guernesey, enterré sur l’île par Maryvonne elle-même et par un autre informateur de La Légende, Jean-Marie Toulouzan. Quand j’ai trouvé cette page, ma première réaction a été la pure joie de l’énigme résolue, mêlée au genre d’émotion qu’on a en retrouvant sa maison sur une photo ancienne. Quand, un peu plus tard, j’en ai saisi le texte à partir de mes photos des carnets, c’est avec la même satisfaction de joueur que j’ai commencé à taper. Jusqu’à ce que j’arrive à ces lignes, qui suivent la description du cadavre à demi-décomposé :  

"C’était un jeune homme de Guernesey. Il avait un pantalon de laine piqué, un paletot d’étoffe bleue, un tricot tout neuf, et un gilet de laine, par-dessus une chemise de couleur. Il avait dans une poche un foulard."

Un tricot tout neuf. D’un seul coup, devant mon écran, j’ai les larmes aux yeux. Le fait que Maryvonne et Jean-Marie – j’ignore qui raconte quoi, ils sont tous deux présents devant Le Braz ce soir-là – se souviennent ainsi de tout ce que portait le mort est déjà touchant. Mais un tricot tout neuf. Ce que cela signifie peut-être d’amour ou d’argent, de fierté, d’espoir. Ce que cela signifie qu’ils l’aient vu, qu’ils le mentionnent dans leur récit. Un tricot tout neuf, c’est ce qu’on vous donne ou que vous achetez pour un voyage dont vous ne doutez pas qu’il sera suivi de nombreux autres. C’est un début, un plaisir, un confort. Et c’est peut-être la main d’une mère, d'une sœur, d’une épouse. Soudain mon petit triomphe de chercheuse en herbe est la chose la moins pertinente du monde, et c’est la crudité de la tragédie qui réclame ses droits : un jeune homme de 25 ans est mort, et son enterrement de fortune, sur un bout de caillou loin de ceux qui l'aimaient, lui a été offert par des gens qui ne connaissaient que trop bien son genre d’histoire à défaut de connaître son nom. 

C’est une chose magique et puissante que les vieux écrits, et c’est aussi cette magie et cette puissance que je souhaite partager : cette force qui, cette fois-ci, me noue la gorge pour trois lignes sur un carnet grand comme ma main, et qui, si souvent, me fait sourire, rire, lever le sourcil d’admiration ou d’étonnement. Maryvonne a vécu, chanté, aimé, peiné, réfléchi, couché et accouché, bavardé, souffert, guéri, chanté encore ; comme nous tous, elle ressemble à beaucoup d’autres et n’est pareille à personne. Le seul fait que nous puissions faire sa connaissance est le fruit de la conjonction extraordinaire de sa forte personnalité, de l’intérêt d’un écrivain et de la curiosité d’un musicien. C’est un petit miracle, et si je souhaite en tirer un spectacle, c’est aussi pour savourer avec vous les émotions d’un petit miracle. Il va de soi que j’entends étudier ces documents aussi rigoureusement que possible ; mais – et cela fait précisément partie de mon propos – plus ma vision gagne en précision et plus c’est l’humanité et la singularité de Maryvonne et de son monde qui apparaissent. Plus je gagne en savoir objectif et plus le subjectif fleurit. Plus, aussi, les questions se font nombreuses : « faire connaissance » ne sera jamais synonyme de « tout connaître ». Mais cela aussi, cette épaisseur, ces ombres, ces questions pas toujours scientifiques, j’ai envie de le chanter : quoi de plus naturel, quoi de plus beau que de ne pas tout savoir de quelqu’un que Le Braz qualifiait d’ « indomptable », et dont il louait, alors qu’elle venait d’avoir 73 ans, la « vieille âme, toujours intrépide et jeune » ? 





(1) : « réunir le tout » est la seule découverte que je puisse m’attribuer : si Maryvonne apparaît le plus souvent, chez Le Braz, sous son nom d’épouse, Mainguy, ou son surnom, Marivon Vraz, alors que Duhamel ne l’appelle jamais autrement que Le Flem, je ne suis cependant pas tout-à-fait la première à l’avoir identifiée sous ces trois noms (même si on doit pouvoir se compter sur les doigts d’une main gauche de Django Reinhardt). Mon petit mérite est d’avoir fait le rapprochement avec Duhamel et recoupé le tout avec l’état-civil et La Légende, ce qui permet aussi de repérer d’autres membres de sa famille dans les carnets. J’ai aussi eu la chance de trouver, chez le fils de Maurice Duhamel, un portrait qu’on peut, à 99,99% de certitude, identifier comme celui de Marivon Vraz.