Quelques jours après les attentats de novembre 2015, un journaliste, qui souhaitait recueillir mon point de vue parmi d’autres, m’a demandé : « vous allez donc continuer à monter sur scène, cela ne changera rien ? » C’était une question rhétorique, qui n’appelait bien sûr qu’une affirmation de ma part, et avec le recul je vois bien son utilité dans le cadre de notre interview. Mais sur le moment, j’en avais été embarrassée, comme s’il avait attendu de moi une rodomontade de résistante en pantoufles : bien sûr que je n’allais rien changer, et surtout, surtout, ça ne me coûtait pas grand courage – la probabilité que je meure en ratant un virage au retour de la salle des fêtes de Kergrist-Moëlou reste nettement supérieure à celle qu’un frustré converti l’avant-veille décide de venir y faire le carnage qui lui donnera l’illusion d’exister. Sans compter que je bénéficie d’un autre privilège inaliénable : avec bientôt 43 ans dans les bottes, dont 25 de carrière, si je devais mourir demain mes proches pourraient légitimement se réchauffer à la pensée que j’ai déjà eu le temps de savourer de belles goulées de vie. Ceux des jeunes victimes d’avant-hier à Manchester, ou du Bataclan il y a 18 mois, n’auront jamais ce réconfort, et ce n’est pas là l’aspect du crime qui fait le moins mal au ventre.
Cependant, je vois d’où venait la question, et sur un certain aspect elle n’était pas infondée : c’est vrai que, chaque fois qu’un attentat frappe un lieu de musique ou de fête, l’éclair tombe plus près de la maison pour tout musicien. Pourquoi, d’ailleurs, serais-je à nouveau en train d’écrire ici à ce sujet – et en train d’accepter d’écrire des choses d’une originalité plus que douteuse – si je ne me sentais pas touchée en tant qu’artiste par le choix d’un meurtrier de venir décimer des inconnus à la sortie d’un concert ? C’est dû en partie, bien sûr, au bête phénomène qui veut que nous nous sentions plus touchés de ce qui affecte gens et choses connus de nous. Mais, pour une autre partie, cela tient à la nature même de ce que nous faisons.
Un jour, il y a très longtemps, alors que Loened Fall jouait dans une petite salle des fêtes du Morbihan, une jeune femme est venue se planter devant moi au pied de la scène. Elle me fixait avec un demi-sourire tordu et semblait sous l’emprise de quelque chose de pas forcément recommandé par la Faculté, voire la législation sur les stupéfiants. Elle est restée là un bon moment, au bout duquel, alors que Ronan Guéblez et moi présentions le morceau à venir, elle a plongé la main dans son sac et, toujours en me regardant et en souriant, en a lentement sorti un pistolet.
Oh, elle ne l’a sorti qu’à moitié, ne l’a pas un instant braqué sur nous. En fait, je crois que Ronan, qui regardait au loin, n’a même rien vu du tout. Mais moi qui la voyais, je n’oublierai jamais la décharge d’adrénaline qui m’a douchée en une fraction de seconde. Alors que Ronan continuait à parler j'ai dit dans mon micro, en la regardant : « tu ranges ça tout de suite » ; elle l’a fait, avec la même lenteur, puis elle n’a pas tardé à disparaître de mon champ de vision. C’était tout, fin de l’histoire. Le bon sens autant que mon optimisme foncier me poussent à croire qu’elle arrivait d’une soirée costumée (dans mon souvenir elle est habillée un peu rétro), que le pistolet était en plastique et que, dans l’état où elle était, elle a trouvé très drôle de me le montrer. Je ne crois pas un instant qu’on ait échappé, ce soir-là, à quelque tragique déraillement. Mais je me souviens de l’effet que ça m’a fait. Je me souviens des quelques secondes d’alerte rouge, de l’instantanéité du processus chimique, électrique, musculaire, que je connaissais déjà un peu pour avoir traversé un accident de voiture et une agression (plus de peur que de mal dans les deux cas, merci). Et surtout je n’ai jamais oublié la leçon de cet incident grotesque : oui, au fond, il peut à tout moment venir à l’esprit de quelqu’un de braquer un révolver vers nous quand nous sommes en scène, et cela fait partie non seulement des risques du métier mais – et autant avaler ce fait une fois pour toutes – de ses raisons d'être.
Monter sur scène, c’est s’exposer, se rendre vulnérable ; la mécanique normale d’un spectacle est qu’il est entendu que les spectateurs ne vont pas abuser de cette vulnérabilité consentie, et qu’en y consentant et en en sortant indemnes, nous prenons pour eux, et eux prennent à travers nous, une liberté parmi les plus grandes qui soient : celle de cesser un instant de se protéger. Une part de notre métier, et non la part la plus facile à apprendre, consiste à être la preuve vivante de la force que l’on trouve à accepter d’être faible. L’inconvénient est qu'il se peut bel et bien qu’un jour quelqu’un, dans le public, déchire ce contrat essentiel et sorte une arme – une vraie – de son sac à main.
Ce qui est arrivé au Bataclan, sur les terrasses, au Pulse, à Manchester et en bien trop d’autres lieux, crachait sur un autre contrat similaire : le pacte de non-agression qui unit les participants d’une fête. Là aussi, faiblesse et vulnérabilité consenties et partagées – se retrouver nombreux dans la nuit, grisés par la musique et éventuellement l’alcool, pour un temps d’abandon, confiants dans la certitude que les autres ne vous lacèreront pas pendant que vous êtes mis à nu par l’émotion, la danse, le plaisir. Vous respecterez leur nudité comme ils respecteront la vôtre. Et voilà qu’un agresseur a choisi, attendu, de vous frapper au moment même où vous tombiez l’armure.
Il s’assure par là, non seulement le maximum de victimes, mais le maximum de réaction dans le sens qu’il souhaite : ce que veulent tous les terroristes, de toute obédience, c’est pousser leur adversaire supposé à se défendre. L’escalade, le conflit, l’affolement, c’est le but recherché au niveau militaire – obtenir des représailles maladroites qui pourraient leur acquérir de nouveaux soutiens chez les populations qui en feraient les frais – mais également au niveau civil : plus nous aurons peur d’abaisser nos défenses, de nous faire confiance les uns aux autres, de danser, de picoler entre inconnus et de monter sur scène, et plus leur stratégie sera payante. C’est ce que comprennent si magnifiquement, sur toute la surface du Globe, ceux qui mettent un point d’honneur à retourner boire un verre en terrasse(1) ou écouter leur chanteur préféré. C’est en cela que la question de mon camarade journaliste n’était pas absurde. Gênante, oui, parce que je ne voulais pas avoir l’air de me faire mousser à peu de frais en m’imaginant braver un danger toujours minime. Mais pas absurde. Parce que si, un jour, le danger devait se faire plus réel pour ma petite pomme, j’espère que j’aurai la force d’y apporter la même réponse.
Je n’irai jamais dire que ceux qui sont véritablement touchés par un de ces actes abjects – les témoins, les victimes, leurs familles – ont quelque devoir que ce soit de montrer l’exemple en ce sens. Le stress post-traumatique, l’empreinte physique de l’horreur dans les têtes, est, au même titre que le chagrin, une réalité avec laquelle chacun doit pouvoir composer comme il l’entend ; et je n’ai pas la moindre idée de ce que je ferai si c’est moi, demain, qui perds un être cher, une jambe ou le sommeil – ou même s’il m'arrivait simplement de faire l’objet de menaces identifiées. Mais c’est précisément à nous, nous à ce jour indemnes, de ne pas laisser la crainte nous confiner dans nos maisons, nos cercles et nos armures. Les lieux de fête, de musique, de vie commune, les lieux où l’on baisse la garde, sont bien plus que les champs de bataille de cette guerre inédite – ou plus exactement de cette part inédite d’une guerre dont bien d'autres champs de bataille, bien plus sanglants encore, restent loin de nous – : ils en sont l’enjeu même, le pays attaqué. En ce qui me concerne, ils sont ma vraie patrie, celle que j’espère rester toujours capable, à ma microscopique échelle, de paradoxalement défendre en y retournant sans cesse ne m’y défendre de rien ni de personne. Et si un jour le révolver devait ne plus être en plastique, je ne le verrais sûrement pas venir avec sérénité (Dame Adrénaline n’a pas de ces élégances) mais il n’en serait pas moins vrai que j’aurai gagné, à accepter l'infime probabilité de sa venue, de nombreux moments de pure joie qui le valaient bien.
(1) Je pense là aux Parisiens ou aux Niçois, bien sûr, mais aussi à une histoire entendue à Bogota, où un café détruit par un attentat meurtrier ne désemplissait pas depuis sa réouverture.