Mais où est passé le printemps ? 

Et je ne parle même pas de la météo, qui a manifestement décidé qu’avoir l’air trop clémente risquait de nuire à sa réputation.  Non, je parle du temps qui passe, qui fait tiquer les horloges, creuse des baignoires dans le granit et file, file, file, depuis des semaines, au point que je n’ai même pas réussi à terminer les deux courriers que j’ai entamés pour ce journal… Ce temps-là, celui qu’on ne voit pas passer pendant qu’on écrit, qu’on cherche, qu’on téléphone, qu’on réfléchit, qu’on chante, qu’on répète, qu’on rince et qu’on recommence (comme disent les internautes américains). Celui dont, quand on relève la tête, on se dit : « mais qu’est-ce que j’ai bien pu en faire, j’étais censée en avoir tant ? » 

Parce que c’est difficile de voir un chantier autrement qu’en binaire : il est « fini »  ou « pas fini ». Et dans cette vision-là, tout le temps que vous êtes à l'ouvrage – du temps solide, incompressible et acheté au prix fort – le chantier reste éternellement « pas fini ». Qu’ai-je fait depuis mars dernier, où je dressais la liste des chantiers en cours ? Eh bien, c’est simple : j’ai continué les chantiers en cours… Et j’ai fait tout ce qui va avec : journées bénies de plongeon dans les carnets d’Anatole Le Braz, réunions de toutes sortes, répétitions, traitement de matière avant et après les répétitions, tombereaux d’emails, séances de photos, rédaction de dossiers… J’ai aussi récupéré de nouvelles archives, lyophilisé toute l’année écoulée en petits tas de facturettes pour le Trésor Public, répondu à des questions devant des micros et des caméras, une fois en pleine nuit (je vous raconterai) et une autre fois dans les studios de France 3 Ouest dont l’odeur me rappellera toujours les incertitudes de mes 20 ans… J’ai accepté le défi de présenter une grande gwerz en moins de 4000 signes (pour le journal de l’agglo où je vis, à paraître)… J’ai répondu à l’invitation de mes copains opposés au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes… J’ai continué à mettre en forme les entretiens avec Marcel Le Guilloux (ça aussi, il va falloir que je vous raconte !)… J’ai travaillé le Stabat Mater de Vivaldi, que je chante cet été, ô joie… 

Ça, ce sont mes petites histoires. Elles s’écrivent dans ce printemps de protestations, de bras de fer, de confusion(s), dans un sentiment qu’il y a trop de choses à la fois desquelles s’indigner, et que tout le monde est tellement à bout, tellement en mal de choses simples, de slogans courts, de condamnations et croyances sommaires, que parfois de piètres taupinières deviennent des montagnes, pendant que de véritables montagnes, elles, en profitent pour devenir invisibles. C’est peut-être aussi pour cela que j’ai eu de mal à écrire ici, ces temps derniers. J’entendais Christophe Miossec, l’autre jour à la radio, dire qu’après les attentats il était difficile dire « je », et plus évident d'écrire des chansons qui n’avaient que « on » pour sujet. Je vois très bien ce qu’il veut dire. Seulement c’est notre métier, à lui comme à moi, de souvent dire « je » pour permettre le « nous ». De dire « nous » à travers « je ». Alors voilà : ce n’est pas que les luttes en cours m’indiffèrent (et je n’y participe pas toujours avec tambours et trompettes, il y a parfois d’autres moyens), mais je continuerai à parler ici, principalement, de mon travail. Il est certainement tout petit face à certaines choses qui se jouent en ce moment. Mais ce qui est en jeu en ce moment, n’est-ce pas précisément le droit au petit, à l’intime, au pas-rentable ? Le droit au temps et au printemps ? Le droit des gens d’être des gens, des personnes, des individus, et pas des « migrants », des « syndicalistes », des « salariés » et des « chômeurs » ? 

Je viens de mettre en ligne l’agenda de l’été. Quelques dates n’y figurent pas encore parce que les organisateurs, le 2 juin, ne savent toujours pas s’ils auront leurs financements pour le mois d’août. Plusieurs festivals locaux n’ont pas encore mis leur programme en ligne, et je sais bien que pour au moins certains d’entre eux, c’est parce que la personne qui s’en occupe est, comme moi, comme beaucoup d’entre vous sans doute, dans une terrible carence en temps, face à ses obligations professionnelles si elle est bénévole, ou face aux dossiers chronophages si elle est salariée. Ou bien, peut-être, elle est en train de manifester, de chercher de l’essence ou d’apporter des sacs de couchage à Calais. Ai-je tort de voir, dans ces délais sans importance – auxquels ceux de ce printemps, des primevères aux cerises, offrent un écho passablement jungien – le reflet distant d’un sentiment général, comme si nous nous étions tous, sans le savoir, accoutumés à un sentiment confus d’urgence au singulier, où les urgences au pluriel se nourrissent les unes des autres ? Comme si le dossier en retard entrait en résonance avec le 49-3, le succès de Trump et les bateaux à Lampedusa ? « On veut du silence et du temps », disent les paroles de Sylvain GirO pour le Hamon-Martin Quintet, que nous venons de reprendre. C’est parce que, trop souvent, nous sommes contraints d’y renoncer – parfois pour des raisons aussi minuscules que trier des factures et traduire des entretiens, parfois pour des raisons aussi grandes que défendre la dignité de gens qui ont traversé l’enfer, ou empêcher les abus de pouvoir – que je vous et nous en souhaite à tous. Beaucoup. Du silence et du temps. Peut-être surtout du temps. 


La prochaine fois, je vous raconte une séance de photos en robe de bal et talons aiguilles, sur une plage à neuf heures du soir…