"Depuis sept ans sur les routes" avec l'ensemble Diabolus in Musica, vendredi 23 mai au centre culturel Les Quatre Vents à Rouziers-de-Touraine et samedi 7 juin au Chantier à Correns – photo Benjamin Dubuis.
Il faut dire que ça commençait bien : un jour j'ai reçu un mail me demandant si j'étais partante pour une sieste musicale. Outre que la question, vous pensez bien, pouvait pratiquement se passer de réponse, elle émanait de quelqu'un dont j'avais déjà pu savourer le travail sur disque : Antoine Guerber, directeur artistique de l'ensemble de musique médiévale Diabolus in Musica. Il s'agissait d'aller chanter, un après-midi de juillet, pour un public allongé dans la pénombre fraîche et l'acoustique coopérante de la salle Ockeghem à Tours. J'en suis repartie avec de très jolis souvenirs (dont l'image d'une famille entière de touristes allemands, les enfants et madame tous allongés la tête sur la poitrine de monsieur, une étoile de mer d'abandon en train d'écouter la triste histoire de Jeannette Le Roux) et avec une proposition d'Antoine : travailler à un concert commun avec Diabolus, où dialogueraient gwerzioù et sonioù et chansons de trouvères.
Je peux l'avouer d'autant plus facilement que j'avais entièrement tort, ma toute première réaction fut la crainte ! Crainte qu'Antoine, comme d'autres familiers de la musique écrite (et non des moins érudits), bercés par les grands auteurs du XIXe, ne voie l'oralité comme un puissant agent conservateur, et les gwerzioù comme la voix du Moyen-Âge, les lais bretons, voire l'histoire antique, parvenus intacts et sans mélange jusqu'à nous. Environ une minute trente de conversation plus tard, j'étais rassurée sur nos longueurs d'ondes respectives : nulle projection celtomane à l'horizon, mais la promesse d'un véritable échange non seulement de connaissances mais de questionnements, avec bien autre chose que la seule focalisation sur les similitudes, et dans une passion partagée pour de multiples aspects de nos matières respectives : la monodie, la chanson en tant que forme, les problématiques écrit/oral, la fascination de voir la musique bouger dans le temps et l'espace…
Tout ceci, me direz-vous, est très cérébral. Eh, on ne se refait pas. Mais je peux vous garantir que cela mène à des résultats qui ne le sont pas du tout. La musique qui en résulte, et le spectacle Depuis sept ans sur les routes mis en scène par Amandine Du Rivau, est une affaire de sensations, de vague-à-l'âme, d'amour, de textures musicales, de corps qui bougent, marchent, s'arrêtent, s'étendent, s'approchent et s'éloignent. C'est un spectacle très visuel, presque une sorte de comédie musicale poétique où les extraits de chansons se répondent en une série d'images mouvantes, comme des épisodes de nombreuses histoires qui en esquissent une plus grande. Et celle-là est une histoire d'aujourd'hui, une histoire d'errances, de nostalgie, de manques, de trouvailles, de fêtes…
Parce que c'est une autre chose sur laquelle nous sommes d'accord : chanter ces chansons n'a de sens que parce qu'elles nous parlent, à nous, à vous. Elles disent – tantôt par leur discours, tantôt par leur matière, tantôt par leur existence même – des choses que nous avons besoin de dire et d'entendre. Les gwerzioù le font depuis des siècles, sans quoi elles auraient disparu ; les chants de trouvères le faisaient il y a sept ou huit cents ans, au point qu'en leur temps on a éprouvé le besoin de les conserver en de luxueux recueils, et ils le font à nouveau aujourd'hui. Ça me laisse pantoise d'une admiration et d'une émotion où l'intellect ne joue plus aucune part, et qui est une des nombreuses choses que je partage avec Diabolus in Musica.
Admiration et émotion aussi, à écouter l'ensemble : pour ce programme, Axelle Bernage et Emmanuel Vistorky au chant, Nicolas Sansarlat aux vièles et Antoine lui-même à la harpe. Leur travail a ce mélange de finesse vertigineuse, de générosité, de gaillardise et de couleur qu'on voit aux marges des plus beaux manuscrits – ceux justement qui nous frappent par leur inoxydable force, parce qu'ils vont tout droit là où l'humain est forcément au présent. Pardon pour les grands mots ! C'est que dans ce spectacle tissé de petits détails, de lignes mélodiques toutes nues et de mots dans le silence, il passe, l'air de rien, une foule de choses immenses. Et qui font un bien fou.