La voix d’Andy M. Stewart

Je laisse à d’autres le soin d’écrire au sujet de David Bowie. Non que je n’aie pas été admirative de l’art dans lequel il a réussi à inclure même sa propre mort ; non que je ne donnerais pas un bras pour être capable d’écrire, rien qu’une fois, une chanson aussi splendidement construite que Space Oddity ou Life on Mars. Mais, dans ma petite subjectivité, il en va de lui comme de Dylan : l’œuvre me laisse pantoise mais la voix me laisse (presque) de glace. Or un autre chanteur vient de nous quitter – sale hiver, vraiment –  ; un chanteur dont la voix, elle, m’a marquée, et dont le départ me fait regarder loin en arrière. Mes pensées vont à ses proches, et si un jour ils lisent ces lignes, j’espère qu’ils me pardonneront d’y parler bien plus de moi-même que de celui qu’ils ont perdu. 


Souvenir… Quelque part autour de 1990, plutôt à la belle saison puisque les arbres sont verts ; on les voit très bien dans mon image mentale, les arbres, parce que la scène se passe au bord de la vallée des Traouiero, dans le soleil du soir. Je suis allée – c’est la petite balade classique – au sommet du gros bloc de granit, enchâssé dans une parcelle de lande, duquel la vue parcourt toutes les terres du Marquis de Carabas : des Sept-Iles au radôme de Pleumeur-Bodou et à la Clarté, via Trégastel au complet comme une maquette aux pieds du promeneur. (L’endroit s’appelle officiellement Roc’h Ledan, mais je crois que je ne le sais pas encore ; de mémoire de Vassallo, c’est « la Montagne » – tout est relatif.) 

J’ai quinze ou seize ans, un Walkman sur les oreilles, le cœur tout gonflé d’aspirations d’autant plus contrariées qu’elles sont indéfinies. Comme chez tous les adolescents, mes craintes et mes désirs sont pièces d’un puzzle encore tellement incomplet que rien ou presque ne coïncide. J’ai la cage thoracique comme une cocotte-minute sans soupape, et les lumières oranges et roses du soir, l’odeur des ajoncs, du vent et de la terre mouillée, l’élan de la musique, remuent toute cette énergie qui ne sait pas encore où aller et bouillonne pour rien sous son couvercle. Pourtant, quand je m’allonge là-haut et que je regarde le ciel, il me vient aussi l’idée que si je mourais là, dans la seconde, je ne serais pas à plaindre. 

Devenir chanteuse est plutôt un rêve vague pour une prochaine vie ; mon projet réel (et lui-même encore bien comprimé dans la cocotte), c’est le théâtre, et je ne crois pas, pour frustrée que j’en sois, avoir une voix digne d’intérêt. Mais j’ai déjà, il y a peu, pris conscience que j’aime chanter  – je chante tout le temps, en réalité, et depuis toujours, mais sans y penser – et qu’à en croire autrui je chante plutôt bien.  

Dans mon Walkman, il y a une chanson copiée sur une des cassettes de « musique celtique » de ma maman – à moins que j’aie barboté la cassette entière. C’est la musique que nous raffolons d’écouter ensemble dans la voiture, depuis quelques années qu'une nouvelle Renault 4, dotée de tout le confort moderne, nous le permet. Nous vivons une vie parfaitement étrangère au microcosme culturel breton et Maman se fournit comme elle peut, dans les rayons des supermarchés (mais si, mes enfants, en ce temps-là il y avait de grandes gondoles « musique »  dans les rayons du Rallye et de l’Intermarché, avec quelqu’un qui pouvait choisir ce qu’il y mettait ! (1) ),  ce qui fait que la sélection est assez curieuse : pêle-mêle, les premiers Tri Yann, les Sonerien Du, Tammles et Bleizi Ruz, et d’aléatoires compilations de « Bal breton » qui peuvent s'avérer tout-à-fait hardcore, sonneurs et chanteurs en couple enregistrés en live. Et puis, au gré des goûts du chef de rayon, les têtes d'affiche du revival irlandais – De Danann, Chieftains, Planxty – et écossais : Tannahill Weavers, Silly Wizard. Silly Wizard et son chanteur, Andy M. Stewart. Et une chanson,  « Golden, Golden », qui est présentement en train de tourner en boucle sur mon Walkman pendant que le soleil descend, là-bas, entre l’Île Renote et l’église du bourg. 

J’ai quinze ou seize ans, un Walkman sur les oreilles, et j’adore la voix d’Andy M. Stewart. Elle a quelque chose d’ample et de tendre, d’élaboré et de spontané à la fois, elle sait se faire métallique quand il le faut, elle a l’air de ne dire que des choses qu’elle avait profondément besoin de dire et qu’elle est heureuse et comme soulagée de vous dire, à vous entre tous. Je ne suis pas groupie dans l’âme, et il ne me vient même pas à l’esprit de chercher à savoir à quoi ressemble le bonhomme ; mais si l’on peut être amoureux d’une voix en n’ayant pas la moindre pensée pour l’être humain auquel elle appartient, alors je suis amoureuse de la voix d’Andy M. Stewart. Elle me parle directement, et elle me parle de plus d’une façon : d’un côté, je me laisse faire bien volontiers par la simplicité sentimentale d’une chanson comme « Golden, golden » ; de l’autre, je cherche déjà à comprendre – pas du tout l’architecture de la chanson elle-même (ça, c’est pour bien plus tard) mais bien comment il fait, lui. Je n’ai aucun outil d’analyse, mais je vois bien que si j’essaie de chanter cette chanson ça ne donne rien d’intéressant, et surtout ça ne ressemble en rien à ce qu’il en fait. J’entends bien que sa voix parcourt beaucoup plus de notes que la mélodie de base n’en contient, mais que ce n’est pas non plus comme s’il en ajoutait vraiment – mais alors que fait-il ? Je ne comprends rien, alors, à ce que je peux repérer aujourd’hui, les jeux de phrasé, de timbrage, de « micro-ornementation », mais je perçois qu’il y a là une foule de choses à comprendre. Non que j’en fasse l’objet d’une étude obsessionnelle : simplement, sans même en être consciente, j’enregistre ce mélange d’émotion et de perplexité, quelque chose comme « chanter peut donc faire cet effet-là » et « je ne sais pas comment on fait ». Or chez moi, à cet âge, la conscience de ne pas savoir est sœur jumelle de la frustration. Quand, dans très peu de temps, je vais m'essayer au kan ha diskan puis aux mélodies en breton, et que sans l’avoir prévu je vais soudain me retrouver, moi si rétive à l’effort, à chanter deux heures minimum par jour, cette même frustration ne sera pas le dernier de mes carburants. 

Juste avant ce Nouvel An 2016, j’ai vu passer sur mon écran la nouvelle de la mort, à 63 ans, d’Andy M. Stewart. J’en ai été estomaquée. Surprise, bien sûr, par la nouvelle elle-même (je n’avais rien su de ses graves problèmes de santé), mais prise de court, aussi, par ma propre réaction. Cela faisait très, très longtemps, que je n’avais pas réécouté Silly Wizard – j’avais seulement entendu, de loin en loin, le travail solo de Stewart –, mon itinéraire m’ayant vite menée vers des terres moins portées sur les synthés, le folk et le romantisme, et peut-être aussi en vertu du principe que les musiques qui accompagnent le plus intimement une époque de votre parcours ont tendance à vous quitter avec elle. Pourquoi, alors, ce véritable regret, cette tristesse pour lui et les siens ? J’ai alors fait ce que, bizarrement, il ne m’était jamais venu à l’esprit de faire : chercher des images, des vidéos. La captation de concert des années 80 à laquelle j’ai abouti m’a été un nouveau crochet du gauche : mon Dieu, c’est un collègue. La voix qui m’avait tant transportée il y a plus de vingt-cinq ans se trouvait brusquement incarnée, et le corps et le visage étaient ceux de quelqu’un qui ressemble à la moitié de mon entourage – et non seulement le corps et le visage, mais l’humour aussi, et une certaine façon d’être en scène, de s’habiller, de parler, de bouger ou non. D’un coup, à l’annonce de sa mort, la voix mystérieuse de mon adolescence prenait la forme d’un semblable, de quelqu’un avec qui, à quelques années près, j’aurais pu partager, un soir, une scène de festival. 

Il y a quelques mois, j’ai entendu Jean-François Ziegel présenter une (magnifique) pièce d’Arvo Pärt écrite en hommage à Benjamin Britten. Pärt a raconté qu’apprenant la mort de Britten il s’était soudain senti envahi de regret de ne jamais l’avoir rencontré ; Ziegel commentait qu’il ne voyait pas bien pourquoi. Chamboulée, par le décès d’un chanteur que je n’avais que très peu réécouté durant le dernier quart de siècle, comme si j’avais perdu un ami que j’ignorais avoir,  j’ai repensé à cette histoire. Je crois que je vois ce que Pärt voulait dire. 

J’écoute, ces jours-ci, Silly Wizard et Andy M. Stewart. Les synthés ne me chiffonnent plus, le temps passé leur permet d’appartenir sagement à leur époque ; restent les choses sans âge, l’énergie, l’engagement, le goût d’une certaine simplicité, le mélange d’élan et de sinuosité dans la voix, le mystère de sa sincérité. J’écoutais les disques en me rendant aux sessions d’enregistrement des gwerzioù de notre « Voyage d’Hiver » avec l’Orchestre Symphonique de Bretagne, c’est-à-dire en allant graver une des musiques les plus difficiles et les plus excitantes de ma vie de chanteuse bretonne. Ils me ramenaient à cet autre temps où chanter m'était à la fois infiniment plus difficile et infiniment plus évident qu’aujourd’hui. Ils me ramenaient à mon désir de chant, à un « pourquoi » plus élémentaire que ceux qui me sont familiers aujourd’hui. Ces disques sont désormais chargés de temps : celui qui a maltraité les musiciens (Johnny Cunningham aussi est mort, douze ans avant Stewart), celui qui a passé depuis mes quinze ans. A peu près à mi-chemin, aujourd’hui, entre l’âge de la gamine au Walkman et celui du chanteur qui vient – bien trop tôt – de mourir, déjà plus âgée qu’il n’était quand il a enregistré la plupart de ses albums, je vois bien que j’ai là plus d’une leçon à recevoir encore. 

J’écoute. 






(1) Rendons cependant à César etc. : de nos jours, avoir engagé, dans ses Espaces Culturels, de véritables connaisseurs à qui est laissée une certaine liberté de manœuvre, n’est pas le moindre des coups de génie commerciaux de la maison Leclerc, pour ne pas la citer.