Jusqu’à mes vingt-deux ans environ, je professais pour les musées un dédain de poussin de l’année ennemi de l’autorité sous toutes ses formes : toute la panoplie des clichés y passait, de la poussière à la momification. Puis, travaillant plusieurs mois à Paris, je me suis aventurée au Musée du Moyen-Âge à l’hôtel de Cluny, où je suis tombée nez à nez avec la Dame à la Licorne. Je croyais benoîtement la connaître pour l’avoir souvent contemplée, petite fille, sur la pochette d’un célèbre album de Nana Mouskouri (tout est dans tout – du reste, ledit album de chansons populaires françaises était, je m’en suis aperçue depuis, d’une modernité que l’on a tendance à sous-estimer aujourd'hui) et c’est toute la beauté sereine et ensorcelante d’un joyau de l’art mondial qui m’est tombée dessus en une seconde… Je suis restée pétrifiée sur mon banc pendant environ trois semaines, et je n’ai plus jamais dit de mal des musées. (Par contre, il m’a fallu un bon moment avant de découvrir les autres musées parisiens : chaque fois que j’avais un moment, c’était d’abord à Cluny que je voulais retourner…)
Chaque nouvelle exploration, depuis, n’a fait que confirmer mon erreur de gamine : de lieux où je pensais que la beauté venait mourir, les musées sont devenus les jardins où je prends rendez-vous avec elle, et les vitrines des espèces de portes vertigineuses d’où je ne sais jamais très bien quand ni dans quel état je vais ressortir. Quand le besoin d’évasion se fait sentir, si je n’ai qu’une journée, c’est dans un grand musée que je vais la passer. Partout où la musique me mène, la première chose que je regarde est s’il n’y aurait pas, par hasard, quelque collection à découvrir, quitte à retarder mon départ pour ce faire. Et le plus souvent il y a, au détour d’une galerie, un ou deux objets dont je tombe amoureuse et dont le souvenir ne me quittera plus.
Ce fut le cas l’autre jour à Charleville-Mézières, le lendemain du concert du Bagad Kemper aux Mazures : avant de reprendre un TGV artistement choisi pour m'en ménager le temps, je suis allée faire la connaissance du Musée de l’Ardenne. Je n’en attendais qu’un prolongement de la visite de la ville – j’aime ces effluves de Belgique et ces restes de prospérité Fin de Siècle – mais c’étaient les gallo-romains qui m’attendaient en embuscade. Plus exactement deux objets de verrerie des 4e-5e siècles de notre ère : le bol irisé ci-dessus, preuve que le travail d’un archéologue peut consister à recoller les morceaux d’une bulle de savon ; et puis cette carafe qu’on croirait sortie d’un atelier Art Nouveau plutôt que d’une nécropole ardennaise :
« Grande cruche en verre contenant une miniature », disait sobrement la notice. (Le Musée de l’Ardenne donne hélas dans cette muséographie moderne qui estime que trop d’informations nuirait à l’équilibre affectif du visiteur, mais au moins le peu de notices qu’il y a est-il lisible et informatif – ahem, hum, Musée de Bretagnhumhum…) « Contenant une miniature » ? Comment ça ? Cherchons un autre angle :
C’est bien ça : à l’abri de son verre dépoli, cette cruche contient… une cruche miniature. Un bébé-cruche, un abyme de cruche :
Les mystères matériels sont vite dissipés : on voit aisément comment la chose a été produite, la miniature fixée au fond qui a été ensuite soudé au corps. Les explications symboliques se bousculent au portillon : secret, renouvellement/reproduction, âme (comme on parle de l’âme d’un violon pour la cruciale petite pièce de bois qui se cache en son cœur), pour un objet destiné à l’usage de l’au-delà et non des vivants. Mais la merveille est que rien de tout cela ne diminue la fascination. Fascination de ce secret qui apparaît et disparaît selon la lumière et l’angle, fascination de cet objet usuel savamment élaboré pour n’être d’aucun usage en ce monde-ci. J’aurais pu rester des heures à contempler cette luxueuse absurdité, pensée et fabriquée pour la logique d’un autre monde…
Mais dans ce monde-ci j’avais un TGV à prendre. J’y suis montée riche de deux nouveaux objets dans mon musée imaginaire – car j’emporte aussi la bulle de savon, ça peut toujours servir. Et j’ai, une fois de plus, adressé un petit clin d’œil intérieur à la jeune fille qui n’aimait pas les musées. Tu verras, fillette, il y a un temps pour tout…