Quand j'avais écrit, il y a un bon moment, au sujet de la maison de poupées de Petronella Oortman, je n'avais pas de photos, ni n'avais pu en trouver sur Internet qui lui rende justice. Un petit passage éclair aux Pays-Bas, la semaine dernière, m'a permis de retourner au Rijksmuseum m'en donner à cœur joie avec un zoom correct (louée, trois fois louée soit la patience de mon compagnon et des autres visiteurs), et de poursuivre dans deux autres villes une véritable tournée des maisons, ou plutôt des cabinets de poupées du XVIIe siècle – j'espère qu'aucun musée ne va me tomber dessus à bras raccourcis pour délit de publication de photos… (1)
J'étais déjà fascinée et attirée depuis la première fois, mais désormais c'est officiel : je suis amoureuse. Ces "poppenhuizen" – qui, rappelons-le, n'étaient pas des jouets d'enfants mais des cabinets de curiosités, objets de passion et de dépense démesurée pour dames aussi adultes que riches dans l'Amsterdam de l'Âge d'or – sont délirantes, somptueuses, bouleversantes. Avec leur étonnant mélange de réalisme (on y trouve des pots de chambres, des pièges à souris, et même le sein dénudé d'une nourrice) et de schéma idéalisé, avec le luxe incroyable de leurs matières et la virtuosité de leurs œuvres d'art miniatures, elles nous invitent dans l'intimité d'une famille (très) aisée des Pays-Bas vers 1680 comme aucun tableau n'ose le faire.
Je ne suis pas sûre d'en être vraiment revenue encore – ou plus exactement elles m'ont suivie sur le chemin du retour. Maisons… hantantes, autant que hantées. Et je n'aurai pas de sitôt fini de réfléchir à ce qu'elles représentent de besoin artistique, chez ces femmes qui ont peut-être sublimé là le rôle de maîtresse de maison auquel les confinait la société d'alors. Manifestations de richesse et de goût, objets d'apparat, les "poppenhuizen" n'auraient pu atteindre ce degré hallucinant d'élaboration sans des années de soin, de pensée, de travail personnel aussi car on sait, dans certains cas, que c'est la propriétaire elle-même qui a cousu et brodé nombre d'accessoires. Des artistes et des artisans de deux continents ont été sollicités pour leur donner vie. Et de vie, elles sont pleines. Il y a en elles du jeu, de l'engagement, du souci de perfection, de la projection de soi, du mystère, de l'évasion intérieure, du savoir-faire ô combien, et d'incessants aller-retours entre la révélation et le secret. Elles ont canalisé et matérialisé de la passion, du désir, de la frustration peut-être aussi. Elles ont surtout, très manifestement, été aimées.
Ci-dessus, chez Petronella Oortman, la "kraamkamer", "chambre au berceau" consacrée à l'accouchée et à son bébé durant les premiers mois. (Les maisons de poupée sont précieuses aux historiens quant à l'aménagement de ces chambres, bien sûr disparues des vraies maisons.) La présence du service à thé – ou à chocolat ou à café, je ne sais – n'a rien de gratuit : on recevait les visites dans cette chambre.
Ci-dessous, dans la même maison, la "cuisine à manger", lieu des repas familiaux informels, distincte de la cuisine où se préparaient les plats. Pour vous donner l'échelle, les assiettes font entre trois et six centimètres de diamètre. Elles ont été fabriquées sur commande en Asie : Monsieur était importateur de soie (d'où aussi, peut-être, les fenêtres peintes à l'orientale, dont j'adore le contraste avec le mur carrelé de faïence). Le siège au milieu est un fauteuil percé pour bébé, et la petite boîte au pied de la chaise à droite un chauffe-pied. Ce qu'on prend pour un coussin bleu-vert sur la table est une boîte à couture – garnie.
A côté, la véritable cuisine (sous laquelle se cache, dans un tiroir secret, un cellier plein). Si j'ai bien compris, la pompe à eau, en haut à gauche, fonctionne :
Bien sûr que le sol est en vrai marbre, quelle question.
Puis nous passons, pour ainsi dire, chez la voisine, Petronella Dunois – voisine de Rijksmuseum, s'entend. A vrai dire, sa maison pâlit quelque peu au voisinage de la maison Oortman et de sa précision surnaturelle. C'est injuste car, pour être moins magistrale, la maison Dunois ne manque pas de charme :
Ci-dessous, à gauche une servante s'affaire à la lingerie, à droite une autre s'occupe d'un enfant dans la nursery (à ne pas confondre avec la "chambre au berceau") :
Lauréate du prix de la maison la plus débordante d'accessoires et de poupées, et cependant d'une cohérence impressionnante, encore une Petronella, De la Court cette fois (2), au Centraalmuseum à Utrecht. Le maître de maison s'affaire, dans sa petite étude, à sa correspondance et à ses comptes…
… pendant que Madame fait son métier d'hôtesse, dans le salon peint où l'on se divertit en écoutant les musiciens.
Un peu plus tard, au début XVIIIe, Sara Rothé achète – pour une coquette somme – trois vieilles maisons de poupées contemporaines de celles des trois Petronellas, et entreprend de les recycler en deux nouvelles maisons. L'une, à La Haye, fera l'objet de mon prochain voyage ; l'autre nous attendait au Frans Hals Museum de Haarlem. Le "Docteur" y étudie et nous invite à réfléchir à la vanité de toute chose humaine ; notez le crâne de cristal suspendu en guise de lustre, memento mori qui donne la clef de toute la scène.
Notez aussi que si les plaisirs sont vains il ne les néglige pas pour autant : l'objet suspendu à droite, le plus près de l'angle, est une paire de patins à glace. Et dans le coin gauche, c'est une table pliante peinte avec une finesse infinie. Dois-je préciser que les livres sont de vrais livres ? Au milieu de l'un d'eux, Sara a fait glisser une gravure représentant sa vraie maison…
Pendant ce temps-là, la table du dîner familial est mise (et oui, je crois bien que ce sont des toilettes derrière la porte de droite ; il y en a aussi dans d'autres maisons).
Inutile de vous décrire les trésors de self-control qu'il m'a fallu pour choisir seulement douze photos sur les trois cent que j'ai faites… Ces objets sont fous, hypnotisants, émouvants, dérangeants. Ils sont aussi uniques au monde : on a fabriqué des maisons de poupées ailleurs, avant, après, et on leur a aussi parfois consacré un temps et des sommes folles, mais celles-là sont peut-être indépassables pour leur soin, leur richesse, et l'importance manifeste qu'elles ont eue pour leurs propriétaires. Elles sont un témoignage direct – d'autant plus franc que le but n'était pas de témoigner pour les générations futures ! – d'une certaine vie quotidienne d'il y a trois cent trente ans. Un témoignage sensuel, plein de velours, de métaux, de dentelles, de bois, de fromages et de gauffres en cire, de draps et même de tricots miniatures. On y entre, on y erre, on s'y perd. Il y a toujours quelque chose que vous n'avez pas vu, dans un coin, sur un meuble. Quelque chose qui vous amusera, vous touchera ou vous saisira de sa beauté miniature. Les restaurateurs de la maison Rothé ont inventorié neuf cent quatre-vingt-dix-sept objets, dont certains n'atteignent pas un centimètre…
Chez De la Court, il y a ce cadre (ambre et ivoire), qui ne doit pas dépasser, au total, douze centimètres de hauteur :
Mon zoom a déclaré forfait. Même en tenant cette œuvre à la main, il faudrait une loupe pour voir réellement les scènes de la Passion qui composent les vignettes autour de la scène centrale (un Jugement Dernier, il me semble). J'imagine qu'un tel objet était une curiosité fabriquée pour elle-même, et pas particulièrement censée finir dans un cabinet de poupées. Mais il est placé là au fond de la pièce, c'est-à-dire au fond d'une boîte d'une quarantaine de centimètres de profondeur… Est-on seulement encore dans l'envie coquette d'obliger le spectateur à plonger tout entier dans le décor en le forçant à regarder de très près ? Il me semble qu'on s'approche plutôt d'un geste voisin de celui qui faisait, quelques siècles plus tôt, sculpter au plus haut des tours de cathédrales des figures que seul un oiseau ou un dieu aurait pu voir.
(Vue d'ensemble de la maison Oortman, sauf les pieds du meuble. Le premier niveau est haut d'une bonne quarantaine de centimètres.)
(1) : J'aurais, de mon côté, quelques reproches à leur faire, aux musées : d'une part ils n'ont pas fait réaliser le beau livre de photos que ces bijoux appellent (seul le Frans Hals Museum propose un joli petit livre sur la sienne), d'autre part ils sont remarquablement muets sur les autres maisons visibles ailleurs, au point que nous ignorions l'existence de celle de Haarlem, et que, comble des combles, nous en avons apparemment raté une au Rijksmuseum même. Est-elle exposée ailleurs parce qu'elle est du XVIIIe siècle ? Ou bien était-elle absente, en restauration ou que sais-je ? Il est un peu fort de café que rien ne nous l'ait signalée dans la salle Dunois / Oortman. Peut-être aurions-nous dû tenter l'audioguide ?
(2) : Un auteur spécialisé anglais écrit que Petronella Oortman serait la fille de Petronella De la Court. Les noms et les dates pourraient coïncider, mais je n'ai trouvé nulle part de confirmation chez les auteurs néerlandais. Dommage, ce serait si beau… [Mise à jour : non, décidément, il semble que l'auteur anglais se fourre le doigt dans l'œil. Petronella Oortman avait pour mère une dénommée Aeltje Jans Steur ; l'erreur vient de ce que Petronella De la Court a épousé un dénommé Adam Oortmans.]