"Et tu fais quoi en ce moment ?" En ce moment, je réunis des histoires vécues de fantômes, partout où je peux en trouver dans le temps et le monde, pour mon prochain spectacle… Mais les fantômes sont toujours là où on ne les cherche pas.
Tard hier soir, farfouillant dans les registres d'état-civil en ligne (de Penvénan, toujours) pour corroborer une histoire de La Légende de la Mort, de fil en aiguille voilà que je tombe sur une autre qui n'a rien à voir avec mon objet : la trace manifeste d'un naufrage – même si la cause des décès n'est, comme d'habitude, pas mentionnée – au large de Port-Blanc le 27 février 1869. Sur les six morts, de trois communes différentes mais tous déclarés à Penvénan comme morts le même jour tantôt à huit heures, tantôt à neuf heures du matin, il y a trois jeunes filles. Cela me suggère une expédition de goémonnage. J’en reste là, il est temps de me coucher – et puis je ferais mieux de me concentrer sur mes fantômes : j’étais venue chercher qui pouvait être ce « fils Le Guen » que devait enterrer le fossoyeur Poaz-Coz au même emplacement que François Roperz, moi ! Je ne peux pas me laisser détourner par la première tragédie venue.
Le lendemain matin, allons, avant de m’y remettre, je peux tout de même bien demander « naufrage Penvénan 1869 » à Oncle Google, quelques minutes, on ne sait jamais… A cette incantation, surgissant des profondeurs de Gallica, les Annales du Sauvetage Maritime confirment mon hypothèse – et changent définivement le cap de ma matinée :
Le 27 février [1869], le capitaine Mirel, commandant la Victoire, armée de 5 hommes d'équipage et le sieur Le Bellec, patron de bateau à Penvenan, ont sauvé, au péril de leur vie, près du Port-Blanc, 9 hommes d'un bateau goëmonnier, chaviré par une lame. Le matelot Gonidec, de la Victoire, faillit même être victime de son dévouement.
« Neuf hommes ». Ai-je raison de croire que s’il y avait eu des femmes sur ces neuf, la chose serait signalée ? En d'autres termes, les trois jeunes filles étaient sans doute les seules femmes à bord, sur au moins une quinzaine de personnes (j’ignore s’il y a eu aussi des disparus ; le registre, en tout cas, ne mentionne plus rien ensuite). Mortes toutes les trois – j'imagine que leurs jupes, dans l'eau, leur laissaient peu de chances de s'en sortir. L’eau devait être à 10 ou 11 degrés.
On avait embarqué en famille : les sœurs Françoise et Marie-Louise Picart, 16 ans et 27 ans, de Plougrescant, se sont noyées ensemble ; est-ce un hasard si, en même temps que Catherine Le Guen, 16 ans, de Penvénan, sont morts son père Hyacinthe, 46 ans, et son oncle Julien, 41 ans ? Et ce Jean-Marie Toulouzan, 19 ans, de Camlez, a-t-il juste eu moins de bol que les neuf rescapés, ou bien a-t-il tenté d'aider une amie qu'encombrait un métrage de tissu ridiculement inadapté au danger ? Et ceux qui viennent déclarer les décès dans les heures qui suivent, certains vivant dans les mêmes communes voisines que les victimes, se pourrait-ils qu’ils aient été de la catastrophe ? La mère de Hyacinthe et Julien était encore en vie pour apprendre la mort de ses fils et de sa petite-fille ; les parents des autres jeunes aussi ; le drame fait un veuf et deux veuves ; le chagrin est-il moins affreux de n'être pas rare ? (Ce n'est pas ce que nous racontent les chansons, en tout cas.)
Voilà, c'est tout, il faut vraiment que je retourne à mon boulot et je n'en saurai peut-être jamais plus sur ces gens, sur leurs rapports entre eux, sur l'affection qui, on est en droit de le supposer, en liait certains, sur le vide qu'ils ont laissé. Sur ce qu'ont vécu, ce jour-là, toutes les personnes dont les noms jalonnent les pages – leurs dernières minutes pour six d'entre eux. Mais je les ai croisés dans ce registre et c’est fait : je ne les oublierai plus. Je n’ai pas identifié mon « fils Le Guen » – pas grave, de toute façon les noms sont parfois modifiés chez Le Braz – ; mais je sais que je repenserai à Catherine, Hyacinthe et Julien, à Françoise et Marie-Louise, et à Jean-Marie.
Un peu plus tard, ils me feront repenser à tous ceux qui, plus près de nous, se noient dans la Méditerranée ou dans la Manche, et dont les noms n’auront même pas droit, la plupart du temps, à la dignité d’une simple liste. Mais pour un instant encore, je veux me redire ces six noms-là pour eux-mêmes ; être solidaire de ces six-là avant de retourner l’être du reste du monde. C’est ensuite que, peut-être, leur histoire me fera refaire plus vite un chèque à SOS Méditerranée ou à la SNSM, ressentir un peu plus vivement le plaisir d’un mail de ma famille, dire un peu différemment, dans Maryvonne La Grande, les lignes où elle décrit ses propres expéditions d’adolescente sur les bateaux goémonniers et l’inquiétude de son père. (Qu’aura-t-elle pensé, tiens, entendant la nouvelle de ce naufrage ou peut-être y assistant de loin, elle qui faisait encore ce travail six ou sept ans plus tôt ?) Ce n’est presque rien, juste une chanteuse émue sur une chaise de bureau, devant le travail méticuleux d’un fonctionnaire du Second Empire. Mais c’est aussi le grand pouvoir des archives… et des fantômes.