Chanter pour les morts 

Pardon pour le titre brutal, mais il faut appeler un chat un chat : aujourd'hui, j'ai envie de raconter un peu de ce que l'on apprend en chantant pour accompagner quelqu'un vers sa tombe. Pourquoi vouloir le raconter ? Parce que c'est un moment où une certaine essence du chant et de la performance se révèle crûment. Et que revenu à des circonstances plus folâtres, vous gardez dans vos bagages cette leçon douce-amère. 

Chanter pour un mort, je l'ai déjà fait un certain nombre de fois. La vie sociale qui accompagne la pratique de la musique bretonne vous fait fréquenter de près ou de loin un grand nombre de gens de tous les âges. Statistiquement, il est normal, si douloureux que cela puisse être, qu'il faille dire adieu à quelqu'un plus souvent que si votre cercle de connaissances se résumait, disons, à votre famille élargie et une poignée de collègues. Normal aussi, quand on est musicien, de s'entendre demander – ou de ressentir le besoin de proposer – de jouer ou de chanter pour accompagner le défunt. 

La première fois que je l'ai fait, c'était pour une vieille dame qui s'était éteinte lentement au terme d'une longue vie. C'était une cérémonie sereine, j'ai chanté des cantiques qu'elle aimait et j'étais contente de le faire, voilà tout. La deuxième fois fut une tout autre histoire. 

Il s'agissait, cette fois, de quelqu'un de jeune, disparu sans crier gare. Attendant mon tour de venir lui rendre hommage, je savais seulement (tous les chanteurs le savent) qu'il fallait que je m'empêche de pleurer parce qu'on ne peut physiquement plus chanter si l'on pleure ou si l'on vient de pleurer. Je me suis donc retenue consciencieusement. Je suis allée chanter au moment convenu. Après quoi je n'ai eu que le temps de tituber jusqu'à ma place avant d'être prise de sanglots surgis de nulle part. 

Mon job consiste à me placer face à une foule plus ou moins grande, à capter son énergie et à la lui renvoyer concentrée. Pour ce faire il a fallu que j'apprenne à recevoir son regard, à assumer d'avoir voulu être vue, entendue, ressentie, et à en profiter, à en jouir de façon à ce que chacun puisse jouir, à travers moi, de cette liberté. (Je n'en finirai jamais d'apprendre cela – c'est probablement ce qu'il y a de plus dur et de plus long à acquérir pour la plupart d'entre nous.)  Il a aussi fallu que j'apprenne à accepter d'être perméable à l'humeur, à la somme des humeurs de cette foule. 

Et voilà qu'en arrivant à côté du cercueil, je m'étais trouvée face à une église bondée de gens en pleurs, et à une famille déchirée d'un chagrin animal. Ce que je recevais, par toutes mes vannes ouvertes, était un faisceau compact de douleur et de détresse. Et je comprenais soudain que mon rôle allait être de convertir cette énergie-là, dans la mesure de mes possibilités : recevoir cette souffrance et renvoyer tout ce que je pourrais d'une douceur dans laquelle elle arriverait à se dire. Je comprenais aussi que mes procédés habituels d'alors (j'avais vingt-six ans) pour faire face aux regards seraient totalement déplacés : la narration ordinaire du chanteur passe plus ou moins par l'idée que sa place et sa personne sont enviables et admirables – quelles que soient ses propres difficultés à croire à cette fiction. Quels chemins suivre, cette fois, en ce moment où ma personne était la dernière chose qui comptait ? Comment tenir debout pour chanter, dans ces circonstances où la fierté de l'interprète, si indispensable sur certaines scènes, aurait été odieusement égocentrique ? 

Je m'en suis tirée tant bien que mal en faisant ce que j'ai toujours fait depuis : j'ai chanté pour l'ami dans le cercueil. Il y a un bon vieux précepte de metteur en scène qui veut qu'on fasse exister un interlocuteur en parlant ou en chantant pour lui ; c'est ce que j'ai tâché de faire. Et je crois que c'est exactement, au fond, ce que l'on fait en chantant pour un mort : lui parler pour le faire exister encore. Alors seulement, être traversé du chagrin des autres devient une force : ce n'est pas votre petit message personnel que vous envoyez, c'est celui de tous. Alors le dialogue d'énergie entre l'interprète et les auditeurs reprend un sens. 

Alors vous savez pourquoi vous êtes là. Et vous n'êtes plus atrocement embarrassé, presque honteux comme je l'ai été ce jour-là, de recevoir des compliments après la cérémonie. A l'époque ils m'avaient paru inconvenants : quelle mouche piquait ces gens de venir me parler de moi quand rien ne comptait que lui, là, dans la boîte ? Je sais maintenant que c'était leur façon de me dire que j'avais rempli ma mission : j'avais parlé pour eux à l'ami perdu, donné une voix à leur chagrin. Peut-être aussi avaient-ils perçu ma faiblesse et voulaient-ils me rasséréner. En tous les cas il n'était pas – il n'est jamais – question d'une gloriole déplacée, comme mon propre jeune orgueil me le faisait craindre. 

Une fois encore l'humilité commence par reconnaître ce que l'on sait faire : oui, je sais chanter. Pas aussi bien que je le voudrais, pas aussi bien que d'autres, même pas aussi bien d'une fois sur l'autre. Mais en gros, je sais chanter – plus que la majeure partie de la population. C'est pour cela que c'est mon métier, c'est pour cela qu'on m'invite à le faire, où que ce soit. C'est pour cela qu'on me le demande aux enterrements. Une fois admis cela, on peut aller chanter à côté d'un cercueil sans être empêtré à la fois dans sa fierté et dans la crainte de celle-ci. On peut aller chanter tout simplement. Et comprendre alors deux choses terribles et belles. 

La première, c'est qu'en tant que musicien – et particulièrement que chanteur, parce que vous n'avez pas de contrainte d'instrument ni de sonorisation – vous êtes parmi les derniers humains à pouvoir encore faire quelque chose pour le disparu. Ou, si vous préférez, parmi les premiers à pouvoir faire quelque chose pour les vivants qui restent. En temps ordinaire, je connais des mollusques doués de plus de sens de l'initiative et de l'organisation que moi ; dans ma vie sociale, il est assez rare que je sois en mesure de faire quelque chose que quelqu'un d'autre ne serait pas capable de faire mieux et plus vite. Et voilà que le peu que je sais vraiment faire est ce qu'il faut à ce moment précis. Ce peut être tellement difficile que j'aurai du mal à le faire bien, mais je peux quand même le faire. (La difficulté n'est pas une vue de l'esprit : l'effort musculaire et psychique nécessaire à rester en état de marche, évidemment d'autant plus fort que le défunt vous était cher, peut avoir pour conséquence de vous priver de la libération de la cérémonie.  Vous le paierez un peu plus tard, quand la bonde lâchera… Pour cette raison, je n'imagine pas de jeter la pierre aux chanteurs qui ne souhaitent pas chanter pour leurs proches défunts, et j'ignore ce que je ferai si demain la Camarde m'enlève un intime.) 

La deuxième, c'est que ces instants où vous chantez et où votre personne n'a aucun début d'espèce de conséquence, où l'important est seulement d'une part pour qui vous chantez, et d'autre part l'acte même de chanter dont vous n'êtes que l'exécutant, ces instants vous apprennent quelque chose qui ne vous quitte plus. Chanter pour un mort est un cas extrême de chant : vous avez besoin d'une certaine compétence technique et d'une certaine confiance (parce qu'il vous faut rester solide physiquement), mais technique et confiance vont vous servir à vous effacer autant que possible devant ce qui est en train de se passer. En d'autres termes, il vous faut être assez connecté avec vous-même pour pouvoir vous oublier le plus possible. Et il vous faut garder votre contrôle d'individu pour pouvoir exprimer une émotion collective parmi les moins maîtrisables qui soient. Il n'y a pas de place pour vos doutes et vos atermoiements. Or c'est là, d'une certaine façon, la définition de l'engagement dans une performance quelle qu'elle soit, y compris dans les circonstances les plus guillerettes. Il n'est pas toujours nécessaire de refuser absolument de briller ; mais il sera toujours fécond de garder à l'esprit que vous n'êtes pas au centre de ce qui est en train de se passer – même si cela passe par vous et qu'il vous faut pleinement assumer d'en être le vecteur nécessaire. 

Pouvoir chanter pour dire adieu à un mort aimé est un honneur et un privilège, une des choses les plus dures et les plus belles qui puissent arriver à un chanteur. C'est un des moments où vous touchez du plus près à ce que c'est, à ce que cela a toujours été que de chanter, loin des broutilles qui vous accaparent d'ordinaire. Et cela fait simultanément un mal de chien et un bien fou, et autre chose encore qui n'est ni du bien ni du mal, comme un peu de connaissance de quelque chose d'immense et d'indifférent que vous pouvez approcher, exprimer, utiliser même, mais qui n'a cure de rien et surtout pas de vous.