*Un été chez Tan De'i ou le paradoxe des musiciennes


TAN DEI 11

Ce n'est pas tous les jours que quelqu'un qui joue de la bombarde dans un groupe de fest-noz est en congé maternité. Je pense même que les doigts d'une main de menuisier à la retraite suffisent pour compter les occurrences de ce phénomène. Cette rare conjoncture astrale se produit ces temps-ci au sein de Tan De'i, dont les membres ont décidé d'assumer à fond cette parenthèse en invitant, non une autre bombarde, mais une autre chanteuse aux côtés de Nolùen Le Buhé. Et voilà comment votre servante s'est retrouvée, pour quelques dates ce printemps et cet été, au sein du seul groupe de fest-noz professionnel entièrement femelle. 

Secouons tout de suite le vieux marronnier : non, il n'y a nulle "féminité" (du reste je crois que je commence à cordialement haïr ce mot) dans le jeu de Yuna Léon (violon), Hélène Brunet (laoud), Céline Forestier (biniou) et Nolùen Le Buhé – pas plus que dans celui d'Anne-Marie Nicol, la talabardeuse actuellement occupée à faire la connaissance de son fils tout neuf. Je le dis, je le répète, lorsqu'on peut qualifier une musique de "féminine" ou de "masculine", c'est généralement qu'elle n'est pas très bonne… Ce qu'on entendra dans le jeu de ces filles-là, c'est de la musicalité, de l'énergie, de l'imagination, de la puissance, de l'appétit, de la connaissance, de l'humour, toutes choses qui n'appartiennent pas plus aux hommes qu'aux femmes.  

Il est d'ailleurs à noter que l'idée de la formation du groupe n'est venue d'aucune des musiciennes, mais d'un organisateur – mâle : Glenn Jegou, maître d'œuvre de Yaouank à Rennes. Tan De'i a d'abord été un concept de création, réunissant des femmes comme il aurait pu grouper des musiciens de moins de vingt-cinq ans, des citoyens d'une même ville, ou un line-up entier dont les prénoms eussent commencé par D.  Et le groupe aurait pu ne pas durer plus longtemps que tous ces projets d'un soir, n'était que ses membres sont incapables de faire les choses à moitié et que, Yaouank passé, elles se retrouvaient avec le fruit d'un beau et gros boulot qu'il eût été dommage d'abandonner, et que quelques organisateurs commençaient déjà à demander à leur tour. Et voilà comment fut fondé un groupe de fest-noz entièrement composé de femmes – de femmes dont la dernière envie au monde était de fonder un groupe "de filles"… 

A ce propos, je dois confesser quelque chose. 

Vous ne serez sans doute pas stupéfaits si je vous dis que moi non plus je n'aime pas, a priori, le concept d'un casting entièrement féminin. Pas plus qu'entièrement masculin. J'en ai marre d'avoir, à la lecture des  programmes des salles – les lieux de jazz étant vainqueurs toutes catégories –  cette impression récurrente que la musique est un club privé brittanique à l'ancienne, où l'on fume le cigare entre soi loin des jupons et de leur angoissante altérité ; cependant je n'ai pas plus envie de l'exclusion inverse. Ça fait un moment que j'ai quitté la maternelle, et l'interaction entre humains différents – grands, petits, gros, gras, jeunes, vieux, hommes, femmes, et toutes les palettes et combinaisons intermédiaires – me paraît faire partie intégrante du travail comme de la vie. J'ai déjà écrit, en outre, tout le bien que je pense d'un rien de tension sexuelle de bon aloi dans un processus artistique. 

Seulement, me voilà bien embêtée : figurez-vous que ces temps-ci, deux fois sur trois où je me dis "hmm, je travaillerais bien un jour avec cette personne", cette personne se trouve être une femme. Dans le petit jeu de casting imaginaire auquel se livre le cerveau de temps à autres, fantasmant des projets sans but (je ne dois pas être la seule, rassurez-moi ?), je me retrouve bien souvent avec une équipe entière de filles – et ça m'ennuie fort parce que d'un côté cela contrevient à tous mes principes paritaires, mais que de l'autre je ne vais pas non plus, même dans mes rêveries gratuites, exclure quelqu'un de compétent au motif que c'est une femme – ce serait le comble. Voyez-vous mon dilemne ? 

Blague à part, il n'y a peut-être pas si grand mystère à cette tendance. Et non, ce n'est pas une obscure connivence, une longueur d'ondes commune aux femmes qui nous ferait nous reconnaître les unes en les autres. Je crois que c'est bien plus terre-à-terre que cela, et aussi bien plus triste. Ce que je reconnais en ces musiciennes, c'est la ténacité, la combattivité, l'indépendance d'esprit et surtout la compétence dont il a fallu qu'elles fassent preuve pour, tout simplement, être musiciennes. Le devenir et le rester. Toutes, pour être où nous sommes, nous avons dû forcer une porte, choisir un sentier escarpé, envoyer notre poing dans la figure de quelques spectres patibulaires. Et travailler, travailler, travailler. Toutes, nous avons payé ces choix. Chacune d'un prix différent, à des moments différents de nos vies, mais toutes, et cash. 

Voilà sans doute l'unique chose qui distingue vraiment, aujourd'hui, une musicienne d'un musicien. Le jour béni où l'on s'étonnera de ne voir que des hommes sur scène, où l'on encouragera les jeunes filles à faire carrière musicale au même titre que les jeunes gens, où l'on cessera de voir maternité et vie de couple comme des handicaps qu'une musicienne inflige à ses collègues à ses risques et périls – et à ses frais –, et où l'on admettra aussi que lesdits maternité et vie de couple ne sont pas forcément plus l'alpha et l'omega d'une vie de femme que d'une vie d'homme, alors on verra plus de femmes sur scène. On y verra plus de profils différents, de personnalités différentes. On y verra même peut-être, ô espoir, des femmes incompétentes. Ce jour-là je ne me sentirai ni plus ni moins proche de mes collègues femmes qu'hommes. J'appelle ce jour de mes vœux… 

En attendant, peut-être est-ce là, aussi, le secret de la pérennité de Tan De'i. Réunies pour le fun et le concept, restées ensuite pour l'énergie et la musique, elles sont peut-être aussi (arrêtez-moi si je me trompe, collègues !) soudées par l'expérience commune d'être des femmes qui partagent quelque chose d'absolument asexué dans un monde qui ne le leur autorise guère. Pour la millionnième fois, la musique et la création sont un espace où le genre est caduc ; en revanche la bagarre quotidienne des femmes pour leur droit d'accès à cet espace est un vécu, comme on dit dans les pires torchons, "typiquement féminin". 

(Photo B. Léon)