Marées

(Pour vous mettre en bouche avant de lire ce texte, puis-je vous conseiller la visite de la bluffante vue interactive des quais de Lannion inondés réalisée  par Altibreizh ?)

Je suis une fille de la côte. Certes, je suis à peu près incapable de localiser un bigorneau ou une palourde, et mes quelques relations avec des bateaux ont été brèves et conflictuelles. (Je suis de ces nageurs obtus dont le cerveau refuse de comprendre pourquoi il faudrait se donner tant de mal pour aller sur l'eau quand il est si simple d'aller dedans. Inutile de dire que mon cerveau n'a jamais essayé de traverser la Manche en dos crawlé.) Certes j'ai des bouts de cœur dans quelques carrefours du Centre Bretagne – dont, ayant lu Harry Potter,  je tairai l'emplacement pour raisons de sécurité personnelle – et les choses que je chante viennent plus souvent des champs et des montagnes que du rivage. Reste que je suis, très littéralement, un enfant du bord de mer. 

La maison de mon enfance n'avait pas les pieds dans l'eau. Elle était pratiquement dans les bois, et symboliquement elle se rattachait au Bourg de Trégastel et non à Ste Anne, alias Trégastel-Plage ; autant dire que quelques gouffres sociaux la séparaient de la mer (1). Mais il n'y avait pratiquement pas un coup de pédale à donner pour y arriver, à l'eau : 1500m de pente vous y menaient tout seuls, se faisant plus doux à mesure qu'ils touchaient au but et vous livrant à destination comme une fleur. Où que vous alliez, de toute façon, le moindre raidillon donnait sur un horizon tout bleu, où les Sept Îles jouaient perpétuellement à s'approcher et s'éloigner suivant la météo – j'ai connu des cargos en baie de St Brieuc moins mobiles que ces îles-là. 

Rien qu'à la vue des îles depuis le raidillon, vous saviez où en était la marée. 

Et puis vous aviez toujours à faire à Lannion. A l'entrée de la ville, la première chose qui vous accueillait – et vous accueille toujours –, c'était le Léguer, la rivière (enfin, techniquement, le fleuve) où la mer monte et descend comme chez elle : tantôt canal de vase vidé comme un évier et traversé d'un gros ruisseau marronnasse, tantôt miroir argenté tout lisse d'une rue à l'autre, et débordant rituellement, à chaque grande marée, sur le parking du quai d'Aiguillon. 

C'est seulement à l'âge adulte que j'ai commencé à mesurer ce que les enfants du rivage emportent en eux de la mer. Pas seulement la beauté, la majesté ou le bonheur de la retrouver quand on s'en était éloigné. Pas seulement sa leçon de masse, de puissance capable – elle nous l'a encore prouvé l'année dernière – de déplacer des tonnes de roc. Pas seulement ses couleurs, ses odeurs, sa voix. Elle s'imprime en vous bien en amont de tout cela, dans votre perception de l'espace, de l'air, du temps, de ce qui change et ce qui demeure. Elle vous situe au monde par son poids de point cardinal. Elle vous accoutume au vent et au bruit qui, vous le découvrirez un jour, épuisent vite ceux qui n'ont pas appris à marcher avec eux. Et tout au fond de vous, elle installe la marée. 

J'ai habité à Rennes jeune fille, le temps de quelques années d'études et d'émissions de télé. Pour aller prendre le bus je devais marcher au bord de la Vilaine canalisée. Un jour que le niveau de l'eau était inhabituellement bas, je me suis surprise à enregistrer automatiquement "ah, la mer est basse" bien avant de comprendre qu'on avait vidé le canal. Inversement, quand je suis allée à Marseille pour la première fois, la sensation immédiate d'être en terrain ami, qui m'avait cueillie à la sortie du métro et que je continue à attribuer à l'air marin, a fait progressivement place à un sentiment inexpliqué d'anomalie inquiétante. J'ai mis plusieurs jours à comprendre que je réagissais inconsciemment à la vision de cette mer dont le niveau ne bougeait pas… Et que pour moi, pour tout mon corps, la mer avance et recule, avale et rejette, vide et remplit. Si elle n'est plus là elle va revenir, si elle est là elle va repartir. Le statu quo est contre-nature. 

Je crois que cette expérience des polyrythmies de la mer, flux et reflux, coefficients, enflement et désenflements des équinoxes et des fins d'été, est la part commune invisible des enfants de la plage –  même ceux qui n'ont jamais ramassé un seul bigorneau. Non qu'un sixième sens nous communique la hauteur des eaux – pour ma part je ne la calcule poussivement que si je n'ai pas perdu la lune de vue –, ni que nous ayons passé nos vingt premières années à regarder les vagues, mais nous savons que les eaux bougent toujours. Même quand nous ne les voyons pas. Nous avons grandi à l'intérieur de cette immense respiration, dessinée en pointillés à chacune des mille et mille fois où, sans même nous en rendre compte, nous avions l'eau, les îles, la rivière dans notre champ de vision. L'eau, les îles, la rivière, jamais au même endroit, jamais dans le même mouvement, et toujours revenues. Le monde de notre enfance, c'est la formidable permanence de l'impermanence.

Je suis revenue à Lannion depuis dix ans et je continue, chaque fois que je passe en centre-ville à marée haute, à être saisie à la poitrine par une bouffée de contentement admiratif. J'en demande pardon aux propriétaires des pas-de-porte régulièrement enguirlandés de goémon… J'ai beau savoir que la marée est aussi une tueuse ("surtout n'essayez pas de traverser si vous vous faites coincer sur l'Île aux Lapins !" nous disait-on à l'école primaire), je ne parviens pas plus à lui en vouloir qu'à en vouloir au vent. 

La marée est dans nos têtes comme les concepts d'une première langue : ce n'est qu'en rencontrant des gens d'ailleurs que nous mesurons que nos évidences n'étaient que le fruit des circonstances. L'ado canadien du lac Ontario qui refusait de nous croire jusqu'à ce que nous le ramenions à une même plage et qu'il constate que le rocher repéré à l'avance était quasiment recouvert ; les marseillais de Dupain, ébahis comme des gosses à voir l'étendue de la baie de St Brieuc, depuis les hauteurs de Saint-Laurent, passée du sable au bleu le temps que nous regardions ailleurs ; les visiteurs du moulin à mer de Trégastel (dont l'accueil était mon job d'été à 17 ans) qui trouvaient incroyable l'ampleur de la marée du jour, dont le coefficient n'atteignait pas les 50… J'ai mis longtemps à comprendre leur étonnement, à apprendre que toutes les mers du monde ne remuent pas autant que la mienne. Dans sa chanson Il Viaggio, Gianmaria Testa décrit le grand voyage rêvé d'un montagnard qui descend vers les plaines "jusqu'au point exact où le fleuve caresse la mer / Oh, mais qui sait où le fleuve rencontre la mer ?" J'adore cette chanson, mais je la fredonne en souriant chaque fois que, depuis les pentes entre Loguivy-Les-Lannion et Le Yaudet, je vois nettement, aux reflets du ciel dans l'eau, la mer qui se hâte vers l'intérieur et la rivière qui, se rangeant pour la laisser passer, continue à couler dans l'autre sens… 

C'était le cas ce week-end ; au fond de l'estuaire, l'eau salée entrait dans le lit du Léguer avec un bruit insolite, comme le souffle d'un démentiel robinet de baignoire. Les commerçant des quais avaient sorti les boudins de protection, les pêcheurs à pieds les seaux et les rateaux, les promeneurs les appareils photos, les municipalités les sacs de sable. Il flottait dans tout le pays comme une excitation ambivalente de fête et de veille, comme si dans nos organismes aussi le cycle familier prenait une force et une rapidité inaccoutumée. Et après tout, pourquoi ne serait-ce pas le cas ? Les enfants de la côte, ici, sont des enfants de la marée.





(1) Pour ceux qui ne seraient pas familier de la dynamique des "doubles villages" du bord de mer : à Trégastel comme en de nombreuses autres communes, l'arrivée du tourisme au XXe siècle a déplacé le centre de gravité depuis l'ancien bourg paysan (2-3km à l'intérieur des terres) vers le village de pêcheurs (en l'occurrence Ste-Anne). Il s'agissait d'un transfert de poids à la fois économique et symbolique : les "bourgeois" perdaient la main au profit des pouilleux d'hier, les paysans au profit des marins. Inutile de dire que pour un œil extérieur il n'y avait pas si grande différence entre les modes et niveaux de vie des uns et des autres ; mais vu de l'intérieur l'écart était irréductible. Je me souviens d'une dame au foyer-logement (à Ste Anne), qui dans sa dépression n'a su que me répéter "le bourg me manque". Elle en était distante d'environ 1,5 km… La seule chanson dont se souvenait une vieille trégastelloise rencontrée il y a vingt ans était la Dispute entre le marin et le paysan.