Le temps qu’il faut (1) :  …pour chanter une gwerz, ou la valeur du voyage

Il est assez rare aujourd’hui de pouvoir chanter une belle gwerz en entier. Et je parle là d’un aujourd’hui qui ne date pas d'hier : quand j’ai commencé à chanter (d’accord, on n’est pas encore dans le temps géologique, mais on peut parler d’une courte génération), les occasions ne poussaient déjà pas en bosquets serrés. Le mot « gouèrze » a pu être très à la mode, et les chanteurs bienvenus sur les scènes les plus huppées (pourvu qu’ils s’habillent en noir et sourient le moins possible), sans qu’il soit pour autant licite d'y chanter quarante-cinq fois la même mélodie en huit, dix, voire quinze minutes : le nécessaire, souvent, pour suivre le film entier d’une de ces chansons. C’est même en réaction à ce paradoxe que j’avais, du haut de mes 19 ans, inclus dans un album collectif (1) les douze minutes bien tassées d'Erwanig al Lintier d'après la version de Jeanne-Yvonne Garlan (2). Après tout, m’étais-je dit, une gwerz, c’est ça, et une plage de CD, ça se saute si nécessaire. J’en avais bien bavé à la mettre en boîte, mais à ce jour je ne regrette rien. 

Je n’ai plus eu, par la suite, l’occasion de chanter intégralement l’histoire d’Erwanig en public… pendant vingt ans. Elle n’était pas de la petite poignée traduite en direct par André Markowicz dans nos concerts successifs – havres en-dehors desquels les chansons les plus longues que j’aie pu me permettre ont été celles de Bugel Koar, le Technicolor des arrangements de Philippe Ollivier permettant de s’offrir des plages de huit minutes sans vergogne. Ce qui suppose déjà une certaine témérité, et le renoncement à tout passage radio. 

Un beau jour, il y a quelques années, que j’étais l’invitée d’une causerie en breton et que mon hôte me demandait de chanter quelque chose, j’ai fini par me dire : « d’accord, ce public est d’une génération pour laquelle les gwerzioù sont une bizarrerie du passé (3) ; d’accord, ils attendent sûrement de moi une chanson sentimentale ou humoristique ; mais ils sont venus m’écouter en breton toute une soirée, et ils veulent que je chante. Pourquoi ne me ferais-je pas plaisir ? » Et j’ai entonné Erwanig al Lintier avec, pour la première fois depuis vingt ans, la ferme intention de n’en omettre aucun couplet. Et en espérant très fort que ma mémoire retrouve toutes les marches de ce long chemin-là. 

Les gwerzioù de tradition orale sont, entre autres, de formidables petites machines à mémorisation : je serais bien incapable de vous réciter des textes de théâtre que j’ai dits par cœur des centaines de fois, mais Erwanig al Lintier était là, au rendez-vous, sans un poil de travers ou presque, un couplet menant à un autre. Pendant douze minutes. 

C’est long, douze minutes. Vous avez la bouche qui s’assèche, la voix qui se raidit un peu, le corps et le cœur qui réclament une mini-pause à la fin d’un épisode, des envies d’imperceptibles contractions et expansions. Tôt ou tard, vous vous sentez un petit peu faiblir. A peu près au même moment, vous commencez à voir les gens remuer sur leurs chaises, tousser en douce, soupirer. Pour un peu, vous en auriez marre, et eux aussi peut-être. Mais c’est là que ça devient intéressant

C’est long parce que l’histoire est longue : entre l'enfance du jeune Erwanig maltraité par sa marâtre et l’échafaud où elle le mène en l’accusant de fomenter le meurtre de son père le baron, il y a de nombreux épisodes où elle réduit les domestiques au silence et convainc le père d’abord incrédule ; où l’on monte et descend des escaliers, on va chercher les gendarmes à Rennes d’un seul galop dans la nuit, on va d’un manoir à l’autre, les gendarmes trouvent Erwanig chez sa nourrice ; il y a des lettres pour lesquelles il faut trouver des messagers, des tentatives de négociations entre la nourrice, le parrain et les gendarmes ; il y a des adieux bouleversants (« Ma nourrice, je vous prie de m’envelopper pour la dernière fois, comme vous le fîtes la première. – Oh, mon enfant, jamais je n’y arriverai ! Mon cœur ne supporterait pas d’ensevelir ton corps sans ta tête… ») et un dialogue testamentaire où éclatent enfin, mais peut-être trop tard, les malhonnêtetés de l’accusatrice… Il y a des suspens – une répétition, un demi-couplet codifié pour dire qui parle à qui – et des ellipses où le baron réclame son cheval dans un couplet et met pied à terre à Rennes au vers suivant. Et c’est dans tous ces détails que l’histoire est belle. C’est dans sa façon de se déplier dans le temps. Dans le temps qu’elle prend

Le temps qu’elle prend, c’est-à-dire à la fois tout ce qu’elle peut dire parce qu’elle le prend, mais aussi le fait même qu’elle le prenne, et qui signifie : cette histoire vaut qu’on lui consacre douze minutes. Si l'on prend douze minutes de sa vie pour l’écouter, on en retirera bien autre chose que si on la compacte en trois ou quatre, comme nous y contraignent d’ordinaire les habitudes du disque et de la scène. 

Ce soir-là, je termine la chanson, et les applaudissements aussi sont longs. Je pousse un soupir d'arrivée, j’ai l’impression d’avoir vécu quelque chose, de revenir de quelque part. Un chemin ne devient un voyage que si, un instant, on prend conscience de sa longueur, conscience qu’on n’en est pas encore au bout. (Un jour de grève générale des transports parisiens,  je me suis organisée pour couvrir à pied, avec mes chaussures de randonnée et ma valise à roulettes, les 12 kms de la place de Clichy jusqu’à Stains où je devais chanter – avec un petit crochet par la basilique de St Denis parce que j’en étais plus à une lieue près. J’y ai gagné une conscience toute neuve de l’espace de la banlieue nord, où je n’avais fait jusqu’à présent que me laisser téléporter par la RATP ; la micro-aventure était si intéressante que je ne regrette même pas l’atroce tendinite à l’épaule qu’elle m’avait value…) 

C’est une réflexion que je me suis souvent faite à propos des enterrements : j’ai beau être aussi non-croyante qu’on peut l’être, je dois reconnaître un avantage à une cérémonie religieuse bien menée sur le sur-mesures d’un adieu laïc, et c’est l’expérience multiséculaire du temps qu’il faut. Tôt ou tard, dans un enterrement à l’église, il vient un moment où vous décrochez, où vous vous ennuyez un brin, où vous passeriez volontiers à l’étape suivante. Jeunette, j’y voyais une marque d’inadéquation du rituel ; aujourd’hui, j’y entends plutôt, au contraire, la preuve de son efficacité. Si je trouve ça long, c’est parce que la cérémonie commence à faire son œuvre : je commence à être prête à retourner parmi les vivants, à laisser partir le mort. Je suis en chemin, et si je le sais, c'est parce que le chemin n’est pas encore fini. 

L’expérience est peut-être particulièrement forte dans le cas des gwerzioù parce que, forme solo oblige, il n’y a pas de cadre temporel apparent qui contraigne le chanteur : pas de partenaires, pas de danseurs, etc. Bien sûr il y a, en réalité, le cadre de la chanson elle-même, qui est extérieur au chanteur même s’il est totalement intériorisé (tout comme le rythme de la gavotte, par exemple, n’existe que dans nos têtes et nos corps et cependant est existant en-dehors de chacun de nous). Reste que ce cadre est souple et qu’un bon chanteur va véritablement en jouer, s’appuyer sur la chanson pour prendre possession du temps. Quand j’écoute Marie-Josèphe Bertrand (qui chantait, d’ailleurs, une belle version de l’histoire d’Erwanig (4)), j’entends quelqu’un qui, littéralement, prend le temps. Sans gloutonnerie, sans égoïsme – ce n’est pas à nous qu’elle le prend ; elle le prend, tout court, à deux mains. Elle a une histoire à raconter, un chant à émettre, et elle prendra le temps qu’il faut. D’où, peut-être, l’autorité fantastique de sa voix : c’est une voix qui sait ce qu’il faut. Et c’est peut-être là encore une autre façon de résumer vers quoi doit tendre l’apprentissage de tout chanteur et de tout artiste : savoir ce qu’il faut… Quand on prend ce qu’il faut, et ni plus ni moins, on ne vole rien à personne : c’est pour tout le monde que l’on prend. Même quand « ce qu’il faut » sera un temps un peu plus long qu’à l’ordinaire, et un chemin aux deux tiers duquel on se sentira, un instant, un peu las. Le temps qu’il nous coûte, parfois, contribue à la valeur du voyage. 






(1) Gwerzioù et chants de haute voix, 1993, produit par France 3 Ouest, et où j’avais invité Nolùen Le Buhé, Mathieu Hamon (tous deux 21 ans) et Patrick Marie (17 ans). Comme tout travail de jeunesse, après nous avoir paru successivement obsolète puis attendrissant, ce collector commence à prendre un certain intérêt documentaire…

(2) Collectage Claudine Mazéas, consultable à Dastum. 

(3) Contrairement à ce que peut s’imaginer le néophyte, les « grandes gwerzioù » dont je suis, pour ma part, amoureuse, avec leurs seigneurs, leurs infanticides et leurs clercs batailleurs, n’appartiennent pas à l’univers familier des anciens d’aujourd’hui, et donc pas non plus à leur nostalgie. C’étaient plutôt les chansons de leurs parents, voire de leurs aïeux. Cela n’empêche pas certains d’entre eux de les apprécier, bien sûr ; mais ne vous attendez pas à en entendre dans une veillée en breton du Trégor aujourd’hui – sinon chantées par un blanc-bec comme moi. 

(4) Sempiternel rappel : ces fabuleux enregistrements, de Claudine Mazéas itou, sont écoutables chez Dastum, qui en a publié une sélection sur le CD Grands interprètes de Bretagne : Marie-Josèphe Bertrand