Cher Bubu,
Trois semaines que nous t'avons accompagné au cimetière de Lanvollon - j'allais écrire "trois semaines déjà" mais ça m'a paru long, long… Pourtant c'est un éclair, trois semaines. Pas étonnant que je n'arrive toujours pas bien à comprendre que nous n'allons plus jamais faire de balances ensemble, dans l’humour et la précision que tu y apportais invariablement.
Vingt-et-un petits jours que, de ma place dans le transept, j'ai vu défiler la plus impressionnante procession d'artistes et de techniciens qu'il m'ait été donné de voir : comédiens, circassiens, machinistes, "sondiers", éclairagistes, musiciens, danseurs, producteurs, professionnels de la culture, de tous les âges, de tous les styles, jamais peut-être ta place au cœur de la scène bretonne n'avait été aussi visible. Chacun de ceux qui avançaient à petits pas, tout pâles, pour saluer ton grand cercueil était chargé de la tranche de temps que tu as passée avec lui, de tous les pays imaginaires que vous avez fait exister ensemble, toutes les régions du vaste monde parallèle qu'avec toi nous bâtissions, un coin à la fois, par-dessus nos petites routes et nos salles multifonctions. Je n'avais jamais vu autant de rêve concentré en aussi peu d'espace…
Tous ces trésors qui sont passés par toi, tu les as rassemblés l'air de rien, sans jamais t'en targuer et peut-être même sans avoir pleinement conscience de leur somme. Tu avais l'orgueil des perfectionnistes et la vraie humilité de ceux qui ne pratiquent pas la fausse modestie. Tu les apportais à la console-son, en même temps qu'une compétence profonde et flexible, que la patience de l'horloger que tu fus jeune homme, et qu'une rare délicatesse humaine.
Tu as été de ceux que le public remarque à peine, de ces hommes en noir dont on ne pense au travail que quand quelque chose tourne mal, ou quand les artistes, aux saluts, tendent quelques secondes la main vers la régie. Et pourtant ta patte n'est pas pour rien dans le bonheur de centaines de milliers de spectateurs : d'une part parce que tu as façonné le son de nombre de groupes et de lieux marquants des dernières décennies ; d'autre part parce qu'au-delà des boutons de la table de mix – et Dieu sait que tu savais leur parler – tu avais une conscience extraordinaire des autres boutons qui peuvent faire et défaire un bon spectacle : ceux du moral des troupes, de l'angoisse d'un(e) jeune chanteur(se), d'un agacement montant entre cour et jardin. Ta mission était de tout faire pour aider un travail à s'épanouir, alors tu savais aussi t'occuper, en toute discrétion et légèreté, de ces boutons-là : une blague ici, des trésors de calme là, la phrase ou le geste qu'il fallait pour redonner du lustre à une confiance un peu pelée. Mouvements passagers de mauvaise foi, témoignages de stress, brèves sautes d'humeur envers un artiste sont des péchés véniels que j'ai rencontrés chez les meilleurs et les plus adorables de tes collègues. En plus de quinze ans de collaborations fréquentes je ne les ai jamais vus chez toi, y compris dans les situations les plus réellement périlleuses, y compris quand tu faisais face à une pression terrible que tu gardais pour toi. Je n'y vois nullement la marque d'une particulière sainteté, mais bien celle de ta pensée de la solidarité indispensable : à quoi t'aurait servi de faire les meilleurs réglages du monde si le musicien restait trop angoissé pour envoyer des belles choses dans tes câbles ? Ou si une désunion dans l'équipe technique faisait cahoter l'attelage tous les deux mètres ? Car tu avais pour tes consœurs et confrères techniciens la même compréhension et le même respect que pour les musiciens, les camarades du syndicat peuvent en témoigner.
Quand on a la chance d'avoir des collègues de ta trempe, on ne la mesure pas forcément tout-à-fait. "Chouette, c'est Bubu ce soir" me suis-je dit bien souvent. Ces soirs-là, je me sentais protégée, soutenue, portée par ton savoir et ta bienveillance, et par la certitude qu'on allait rire et ne prendre au sérieux que les choses qui le méritaient. Ça, je le savais depuis longtemps. Mais c'est seulement maintenant qu'il n'y aura plus d'autres soirs tout-à-fait comme ceux-là que je commence à percevoir la portée de ton œuvre – car c'est une œuvre que tu as bâtie, au même titre qu'un créateur, avec une démarche constante et volontaire.
La dernière fois que je t'ai vu (après des mois et des mois de silence où, avec toute mon imbécilité d'artiste obnubilée par un boulot ardu, j'avais refusé de voir que le temps passait et d'admettre que tu puisses ne pas être indestructible) je n'ai pas osé te dire simplement un "merci" qui aurait été l'aveu d'un adieu. Je me suis bornée à te raconter la façon dont, grâce aux notions de réglages de retours que tu avais très tôt eu la bonne idée de m'inculquer, je gagne par surprise l'écoute de ceux de tes collègues qui seraient tentés de faire peu de cas des demandes d'une chanteuse. Ça t'a fait rire. C'est avec une foultitude de choses comme celle-là que tu as, toujours sans avoir l'air d'y toucher, appris un bout de leur métier aux blancs-becs comme moi. Dans cet exemple précis, tu ne t'étais pas dit "une petite chanteuse de vingt-cinq ans, elle n'y comprendra jamais rien, pas la peine" mais "si je lui explique ça le travail de tout le monde en sera facilité et on pourra tous s'occuper des vraies questions". Générosité, écoute, vision globale, conscience des besoins d'une équipe : tu n'as pas été seulement un type bien, tu n'as pas été seulement un bon technicien, tu as été celui qui nous a montré que la tendresse, la nuance et la droiture ont leur place dans le travail, au plus profond. Chacun de ceux qui se suivaient en file indienne dans l'église il y a trois semaines emportera cette leçon partout où il ira, le long des fils de cette immense toile dont tu étais l'invisible centre. La belle, la rare œuvre que voilà… Celle d'un grand artiste. Bravo Bubu. Bravo et merci.