Angie, Angie…

Un beau jour du Pléistocène inférieur, dans les studios rennais de ce qui s’appelait peut-être encore FR3 Bretagne, Rémi Derrien et moi nous apprêtions à mettre en boîte le magazine en langue bretonne de la semaine (était-ce encore « Chadenn ar Vro » ? Ou déjà « Du-mañ du-se » ? On dit que, le troisième âge venu, les souvenirs de jeunesse reprennent de la clarté ; je dirais que c’est heureux parce que, pour l’instant, les miens sont pratiquement d’une autre vie…). 

L’émission était tournée en « faux direct » : c’est-à-dire que, bien que nous l’enregistrassions plusieurs jours à l’avance, il n’y avait pas de montage ultérieur, tout était enquillé d’une traite, plateaux et sujets pré-enregistrés. En cas d’erreur, il n’y avait d’autre choix que de rembobiner (et il s’agissait bien encore de bobines !) et de recommencer en amont. Ce rattrapage exigeant une re-synchronisation d’une dizaine de techniciens et prolongeant d’autant la journée de travail, la première chose que vous compreniez en tant qu’animateur était que, dans l’intérêt de l’amitié entre les peuples, il valait mieux considérer une nouvelle prise comme la dernière option au monde. Les problèmes techniques n’étaient pas rares, et quand venaient s’y ajouter nos propres erreurs, le son des molaires commençant à grincer dans les ténèbres du studio pouvait devenir un peu inquiétant(1).

Le moment le plus stressant de ce genre de tournage est toujours le petit temps de sommaire en début d’émission : un monologue un peu long, concentré en infos, où l’hésitation n’est pas de mise, et que vous devez tenir tout en plongeant amicalement le regard dans l’abîme de focale d’un gros objectif noir. Ratez-le une fois et un soupir général parcourt l’équipe ; foirez-le encore et la malédiction du Mauvais Départ plane sur le tournage entier. 

C’était Rémi qui devait lancer l’émission. (Rémi n’est plus parmi nous, et je dirais volontiers le traditionnel « Doue d’e bardono », Dieu lui pardonne – mais franchement, vues l’heure et la manière de son départ, c'est le Créateur qui a dû, je l’espère, se répandre en plates excuses pour l'accueillir). Mon rôle, comme toute cette année-là, consistait à lui renvoyer la balle en improvisation à peu près totale. Parfois il me prévenait de ce qu’il allait dire, mais la plupart du temps, s’il écrivait ce qu’il devait annoncer face caméra, nos échanges, eux, étaient pratiquement en roue libre : la surprise faisait partie du jeu, et il y avait entre nous une sympathie qui nous permettait de ne jamais être à court de répartie. (Et qui donna lieu à quelques soupçons erronnés chez ceux qui ne parvenaient pas à imaginer d’autre complicité qu’amoureuse entre une jeune fille de 19 ans et un quadragénaire.) Le résultat était-il de la bonne télé, la chose est certainement sujette à débat – au moins certains spectateurs m’ont-ils rapporté avoir aimé, le week-end, nous voir jouer au ping-pong dans leur salon avec une gaieté qui n’avait rien de feint. 

Ce jour-là, donc, Rémi devait dérouler le sommaire de l’émission, et mon rôle devait se borner à acquiescer en conclusion. Le sujet principal était un long portrait d'Anjela Duval – paysanne célibataire du Vieux-Marché (22), qui devait sans doute passer chez ses voisins pour une vieille folle réfractaire au progrès, mais qui devint aussi, par ses poèmes en langue bretonne et sa forte personnalité, une figure tutélaire (et légitimante) du mouvement littéraire et militant en breton. Rémi annonce donc le menu à venir, seulement, parvenu au plat de résistance, il annonce un grand portrait… d’Angela Davis. Puis il continue à parler comme si de rien n’était, sans un frémissement dans la moustache. Bon, me dis-je, ça, c’est une balle pour moi. Comme on disait au cours de volley au collège : « j’ai ». Je le laisse donc finir, et quand il se tourne vers moi, avec mon plus beau Petit Sourire Incrédule je lui demande : « Angela Davis ? »

– …Angela Davis ? répond-il. Mais quoi ? 

– Tu as dit Angela Davis. 

J’ai dit Angela Davis

Et là, sous mes yeux… Je ne peux même pas dire qu’il se plie en deux de rire. Il fond. Il s’écroule sur lui-même d’un fou-rire parmi les plus absolus qu’il m’ait été donné de voir. Même si, pour ma part, j’en ris encore aujourd’hui, je pense qu’il fallait être de la génération de Rémi, et avoir vécu comme lui l’avant et l’après 68, les contradictions du mouvement breton et les spasmes du monde, pour ressentir réellement tout ce qu’il y avait d’hilarant à son lapsus. Le tournage ne reprit pas avant plusieurs minutes… 


Ce soir, je vais chanter au Vieux-Marché avec Ronan Guéblez : pour fêter ses dix ans, la compagnie Hirundo Rustica organise un fest-noz dont le concept est la rencontre imaginaire entre, vous l’avez deviné, Anjela Duval et Angela Davis. Evidemment, je pense à Rémi, dont la vie m’avait bêtement éloignée après ces années de télé, et avec qui je sais tellement, aujourd’hui, quelles discussions j’aimerais avoir. Je sais qu’on va rire, ce soir, et s’interroger, et égratigner les statues (métaphoriquement, hein ; celle d’Anjela Duval, flambant neuve devant le café du bourg, ne risque rien de nous !). Mais je crois déjà savoir que nous ne toucherons pas à la quintessence du gag, au pur et jouissif court-circuit de ce jour-là, dans un studio sombre et un peu froid, avenue Janvier à Rennes. 

 




(1) Du reste, le magazine en langue bretonne est toujours enregistré de cette façon, comme de nombreuses autres émissions. La seule (petite) différence est que le numérique rend un peu plus simple le retour en arrière.