Allez, c'est parti ! Par la présente, je démarre ce qui sera, je l'espère, une série occasionnelle de considérations sur la pratique du chant. Je profite pour ce faire d'un moment d'inconscience, tant le risque est grand, en essayant de mettre en mots ce qu'on croit comprendre d'un domaine aussi complexe – un domaine où nul, pas même le plus grand chanteur, pas même le plus éminent phoniatre, ne détient tout le savoir disponible – , de révéler ce qu'on ignore et ce en quoi on se fourre le doigt dans l'œil. Mais il faut bien se mouiller un jour – à défaut de franchir le Rubicon, je pourrai au moins y faire quelques brasses rafraîchissantes… C'est la saison qui veut ça !
"Le chant, ça doit venir du ventre !"
"Il/elle y met ses tripes, c'est pour ça que c'est bien !"
"Le truc, c'est de respirer du ventre !"
Que n'entendent-ils pas, nos pauvres bedons de chanteurs… A quelle terribles pressions, à quelles impossibles attentes ils doivent faire face.
Ça commence souvent avant même l'envie de chanter, dans une bouillie d'articles "bien-être", de cours de yoga sommaire et de propos de comédiens de la vieille école : la "respiration abdominale" serait le secret des initiés, la clef… d'on ne sait quoi au juste, mais la clef sans aucun doute. Tout le monde n'en récite pas tout-à-fait la même recette : pour les uns, il s'agit de gonfler le ventre à l'inspir et de le dégonfler à l'expir ; pour les autres, "tu bombes la poitrine, tu gonfles le ventre et puis tu bloques" (sic) ; d'autres encore utiliseront de poétiques analogies avec la défécation… Une chose seule les unit : tous sont d'enthousiastes prosélytes de la Bonne Façon de Respirer.
Pour l'apprenti chanteur (en dehors de l'infime minorité d'elfes que la vie a dotés d'un instinct respiratoire parfaitement adapté à leur musique), cette Bonne Façon a toutes les chances de devenir une sorte de dahut, inlassablement poursuivi selon des techniques qui varieront, éventuellement jusqu'à la contradiction totale, au hasard des professeurs et des lectures. Mais que l'arpète se triture le plancher pelvien, demande l'impossible à ses abdominaux ou s'épuise à essayer de se connecter à son diaphragme (que dans l'écrasante majorité des cas nous ne pouvons, et c'est heureux, pas plus sentir que notre cœur ou notre foie), son ventre ne sera jamais loin de ses pensées. Parce que, on ne manque jamais de le lui rappeler, "de toute façon, tout vient du ventre". Si d'aventure on ne s'occupe pas de l'usage mécanique de l'abdomen, c'est pour aller le touiller émotionnellement à grands coups de truelle rouillée : si on n'a pas le boyau qui saigne en chantant, c'est qu'on s'économise honteusement.
Vous aurez sans doute compris où je veux en venir : tout ceci est bien joli, mais pas très productif et surtout potentiellement limitant, voire oppressif.
Certes, il est exact que beaucoup de gens, dans la vie quotidienne, ignorent pour ainsi dire qui est leur ventre – l'ignorent comme s'il s'agissait bel et bien d'une tierce personne, dont l'existence ne leur revient que quand il les fait souffrir ou quand il bombe leur profil. Il s'ensuit que pour énormément de chanteurs, la découverte du potentiel de leur voix coïncide avec celle des besoins de leur ventre, dans un temps souvent joyeux où ils apprennent à desserrer leurs ceintures, à cesser de retenir leur propre poids, expérimentant toutes les situations où un souffle "profond" augmente leur bien-être. Les respirations les plus rentables pour le chanteur en action, celles qui vont lui permettre d'économiser son effort, de prolonger sa durée de souffle et de laisser résonner sa voix, mettent en œuvre le caisson abdominal, dont le diaphragme est une frontière ; moralement et physiquement déployer son ventre, même rond, sous le regard de l'autre, est de ces transgressions qu'il nous faut tôt ou tard accepter pour pouvoir jouir de notre art. Il est tout aussi vrai que le ventre est un lieu de choix pour notre imaginaire d'interprète… et de public. "Ecouter dans le ventre", écouter une musique comme si l'on avait une salle de concert dans le ventre (salle de bal ou cabane dans les bois, comme on veut), ou simplement comme si la demi-abstraction du son d'autrui prenait source là, est un exercice que j'ai "inventé" il y a fort longtemps ("inventé" comme on invente l'eau chaude, s'entend), et que je proposais même aux spectateurs dans un de mes spectacles. Vrai encore que dans un corps debout, au repos et désencombré d'efforts inutiles, le ventre est le lieu du centre de gravité, notion importantissime pour l'incessant jeu d'équilibre des forces que constitue le chant.
Loin de moi, donc, de nier l'importance du ventre. Et le Dieu des chanteurs sait que, moi que le hasard a faite assez pansue pour avoir eu, vingt ans durant, à réfuter des rumeurs de grossesse, j'en ai eu, et j'en ai encore, beaucoup à apprendre sur et de mon abdomen. Mais j'ai aussi eu le temps de commencer à comprendre deux ou trois petites choses supplémentaires, qui concernent le ventre mais pas seulement lui ; des choses qui m'auraient évité bien des détours, bien des pertes de temps et quelques visites à mon osthéopathe si on me les avait expliquées quand j'avais vingt ans. Et aujourd'hui je grince des dents, comme probablement des générations de chanteurs mûrissants avant moi, à entendre ressassés les mêmes lieux communs qui expédient de nouvelles générations de jeunes chanteurs vers les mêmes impasses.
Ce n'est même pas comme si j'étais détentrice d'une sapience impénétrable : ce que j'ai fini par comprendre au bout de bien trop d'années est en fait d'une bêtise ahurissante ; la seule bêtise plus ahurissante encore est qu'il faille tout ce temps pour s'apercevoir que le ventre n'est qu'une partie du corps. C'est tout. Je vous avais dit que c'était bête…
Une partie du corps, c'est-à-dire un ensemble de pièces, ni plus ni moins, dans la mécanique de notre organisme (et dans cette idée de mécanique, j'inclus notre pensée : la tête aussi est une partie du corps). A ce titre, crucial parce que sans lui la mécanique entière est hors d'usage ; mais nullement si suffisant que l'on puisse le prendre pour seul objet d'attention, n'entretenir et n'entraîner que lui, et attendre du reste de la machine un fonctionnement parfait.
Que nous chantions, que nous remplissions notre feuille d'impôts ou que nous courions sur un chemin de halage, notre respiration sera toujours une combinaison d'une foultitude d'actions/réactions de la part d'une foultitude de parties de notre anatomie. Que cette combinaison peut et doit varier en fonction de ce que nous sommes en train de faire (qui conditionne nos besoins en oxygène et la disponibilité de nos muscles), de notre état général et de l'âge du capitaine, c'est là une des choses que je regrette fort de ne pas avoir entendues énoncer à vingt ans. En d'autres termes : la Bonne Façon de Respirer n'existe pas, il y a que des façons de respirer plus ou moins adaptées à nos besoins et capacités du moment – et le chant est un besoin extrêmement spécifique, un peu monstrueux même, nécessitant un type de respiration qui le sera tout autant. Comme il bénéficiera en particulier d'une bonne descente du diaphragme (laquelle n'est pas vraiment, en revanche, ce qu'il nous faudra sur le chemin de halage), il s'ensuit bel et bien que l'abdomen est généralement sollicité d'une façon ou d'une autre ; mais ne penser qu'en termes d'abdomen ou, pire encore, de ventre, c'est faire fi de toute la chaîne dans laquelle l'abdomen n'est qu'une étape. Une bonne pensée des pieds, des jambes, du bassin, du dos, de la cage thoracique toute entière, de toutes les extrémités, de l'équilibre du corps entier, vous aidera à respirer plus profondément que la seule idée de "dilater l'abdomen" (avec ou sans les basses côtes dont la mention est venue, ces dernières décennies, tempérer un rien la nuisible idée de "gonfler le ventre") . Sans compter que cette idée fixe mène des milliers de chanteurs à oublier de laisser respirer, à tous les sens de l'expression, le reste de leur cage thoracique : combien d'osthéos ont eu un jour à ramener à la vie les côtes hautes, les sternums, les omoplates de chanteurs qui avaient mis un peu trop de zèle à "respirer bas" ? Combien de profs de chants récupèrent, de leurs collègues canal historique, des élèves exsangues, qui, gonflant leurs ventres avec entrain à l'inspir, laissent du coup tout le haut de leur corps se refermer par simple aspiration ?
Le ventre est le carrefour, ou plutôt un des carrefours du corps, pas le début et la fin de tout. C'est sa situation centrale, c'est-à-dire son rapport à tout le reste, qui lui donne son importance, bien plus que tous les neurones que l'on cartographiera jamais dans nos intestins (si fascinante soit cette question par ailleurs). Pour ma part, plus que l'idée que quoi que ce soit "parte" de mon ventre, j'utilise aujourd'hui celle d'être, tout entière, traversée par tout ce qui se passe, et pour ce faire j'utilise des points d'appuis dont certains, et seulement certains, se situent dans mon abdomen. Ces points d'appuis, du reste, sont bien souvent de l'ordre de l'imaginaire plus que de l'anatomie : les sensations des chanteurs, si utiles leur soient-elles, sont souvent assez éloignées de la réalité physique (1).
Il en va de même émotionnellement : les portes que nous ouvrons en pensant à notre ventre (comme dans l'exercice d'écoute susmentionné) sont surtout celles du corps en tant que tel, c'est-à-dire d'une sensation un peu moins filtrée par le mental. Le ventre est symboliquement le lieu du corps mystérieux, aux fonctions dévalorisées – le sexe, l'excrétion – mais impérieuses, celui qui nous contrôle plus que nous ne le contrôlons. "Passer par lui" en imagination, c'est accepter un certain abandon, faire confiance à l'animal que nous sommes. Mais c'est aussi découvrir que la distance n'est pas si grande et que cet animal, c'est toujours nous, pensée et savoirs compris… (Sans compter ce paradoxe que renoncer temporairement à réfléchir est un des plus grands efforts mentaux qui soient.) Une fois familier ce chemin-là, on en découvre bien d'autres pour accéder au corps. Cela vaut pour la sortie comme pour l'entrée : n'en déplaise à la langue populaire, quelqu'un dont on dira qu'il "chante avec ses tripes" est surtout en train de ne pas réfléchir, ne pas calculer ; son intestin grêle et ses abdos ne jouent là qu'un rôle secondaire… "Avec ses tripes" ou non, un chanteur chante toujours aussi avec ses poumons, son larynx, sa gorge, sa bouche, sa langue, ses dents, ses fosses nasales, ses lèvres, ses joues, son bassin, ses jambes, ses genoux, ses orteils, son cuir chevelu, ses épaules, ses omoplates, ses bras, sa peau tout entière, son squelette, son système nerveux et j'en passe ô combien (le rôle du raton-laveur est encore sujet à débat). Et le plus maîtrisé, le plus cérébral, le plus sur-civilisé des chanteurs de musique contemporaine ne chante généralement pas moins – et anatomiquement souvent bien plus – "avec ses tripes" qu'un leader de groupe death metal en pleine crise d'angoisse.
Cette manie charcutière, ce diktat du boyau, mène bien des chanteurs à se faire mal en pure perte. Une respiration efficace, équilibrée pour le chant inclut le ventre, mais si on se concentre seulement sur lui on risque au contraire le déséquilibre, l'effort stérile… et la vertèbre déplacée. De la même façon, la liberté d'émotion et d'expression implique la liberté du ventre, mais tout attendre de ses tripes dans ce domaine (et je pense que ce n'est pas un hasard si c'est le plus dépréciatif des vocables que l'on tend à adopter en ce cas) revient à parquer et concentrer en un seul point ce qui devrait être rayonnant et libre. L'obsédé du ventre ne laisse pas parler son corps, il déguise seulement la dictature de sa pensée… La femme qui a changé ma vie d'interprète, la coach et chorégraphe Lydie Callier (avec qui Philippe Ollivier et moi avons eu le privilège de travailler sur le deuxième spectacle de Bugel Koar), m'a dit dès les premiers jours : "ça m'énerve de voir toutes ces chanteuses essayer de se retourner comme des gants pour me montrer ce qu'elles ont à l'intérieur ; moi, je veux voir le gant dans le bon sens, avec une main vivante dedans." C'est ce qu'elle s'est employée à m'apprendre : travailler avec mon corps entier, laisser mes secrets et mes viscères là où ils sont, leur faire confiance sans rien exiger de plus d'eux, prendre conscience de ma peau, de mes appuis, de tout ce qui était concrètement à ma portée, loin de toute mystique sacrificielle. Je venais d'un complaisant et épuisant masochisme où il fallait s'ouvrir le ventre pour dire la douleur, se mettre sens dessus dessous pour bouleverser l'auditeur, faire mousser ferme, bien à l'intérieur de soi, le moindre début d'émotion, et voilà que j'étais face à quelqu'un qui me disait "ton émotion ne m'intéresse pas, laisse-la repartir à mesure qu'elle vient"… Et qu'en acceptant de renoncer à la fausse sécurité de "j'ai mal donc je suis", je pouvais tout d'un coup dire et ressentir infiniment plus de choses, moi tout entière et mon ventre aussi…
Ce travail-là fut une étape décisive. Bien d'autres expériences sont venues ensuite – une fois qu'on est sur une piste intéressante, on fait flèche de tout bois : stages et lectures sur diverses pratiques corporelles, observation des collègues chanteurs et danseurs, de soi-même et de ses animaux familiers, questions à ses kinés et osthéos préférés, retour sur les apprentissages antérieurs (tout le travail d'Agnès Brosset sur le mouvement associé au son prenait un sens nouveau)… Sur la respiration, je ne saurais trop conseiller le merveilleux ouvrage de Blandine Calais-Germain (ainsi que cet autre, pour ne plus jamais dire "le chant, ça vient de…") ; et ces temps-ci, après des années à tourner autour, je trempe les orteils dans le yoga. Je n'aurai pas assez d'une vie – comme tout le monde – pour comprendre tout ce qu'il y a à comprendre de la fantastique cathédrale en mouvement qu'est le corps. Du reste, je n'essaie même pas… J'essaie seulement de tricoter, jour après jour, un savoir qui me permette, et permette à mes élèves occasionnels, de continuer à avancer. Reste que, parmi le peu de choses dont je suis absolument sûre, il y a celle-ci : tout passe par le ventre, mais rien ne s'y arrête. N'emprisonnons pas notre pensée dans notre abdomen, ni notre abdomen dans notre pensée ; l'un comme l'autre nous le rendra au centuple – tant l'emprisonnement que la libération.
(1) C'est le cas, par exemple, de la "résonance dans le masque" : sensation essentielle de bien des chanteurs alors même que les sinus, nous disent les phoniatres, ne résonnent pratiquement pas… (Ce que nous ressentons comme une "résonance" est souvent, en réalité, une sensation de vibration des tissus et non de résonance dans un creux.) De même pour la si célèbre "colonne d'air" : je ne me permettrais pas de nier l'intérêt pédagogique de ce concept ancestral, quoique je n'en raffole pas moi-même ; mais en tout cas, tels que le Créateur nous a faits, la seule "colonne d'air" possible ne va que du haut des bronches au fond de la bouche… Ce qui ne fait pas bézef. Tout le reste de la longueur attribuée à la fameuse colonne n'est qu'une jolie traduction des sensations d'appuis au moyen desquelles nous dosons notre souffle.