«Petite suggestion aux jeunes musiciens bretons», tome 2: quelques éclaircissements, semble-t-il, s’imposent


Insondables ambiguités du verbe !

Il y a quelques temps déjà, j’avais commis ici même une petite cogitation sur les récentes (et brillantes) propositions de la nouvelle génération de musiciens bretons. Pour ce faire j’avais opté pour une forme épistolaire – pourquoi au juste ? Je n’en sais trop rien, c’est venu comme ça…  Toujours est-il que j’ai été bien attrapée : voilà-t-y pas que ce texte s’est mis, j’ignore comment, à circuler par mail ! Et que d’une réflexion dite à la cantonnade, et à la deuxième personne par nécessité littéraire, on est passé abruptement à ce qui semblait, du coup, une véritable lettre, un sermon tombant directement dans toutes les boîtes du pays… Dire que, de mon côté, j’avais opté pour la mise en ligne sur ce blog et nulle part ailleurs précisément pour éviter d’agresser tout le monde avec mes doutes, et pour laisser à qui voulait le choix de venir ou non lire ma prose! Ça m’apprendra.

En tout cas, si j’en juge par les échos qui me reviennent, il faut que je précise quelques points. Allons-y !


1) Commençons par le mea culpa : dans mon 6e paragraphe j’évoque le concert d’un groupe et la réflexion de mon voisin. J’apprends que le groupe en question s’est reconnu (ça, je savais que c’était possible), mais surtout que certains de ses membres l’ont pris très à cœur comme une mise en cause de leur travail, pensant être visés par l’ensemble du texte (ça, honnêtement, je ne m’y attendais pas !). Ce n’est absolument pas le cas. Ni pour moi, ni pour le sonneur que je cite ! Nos mots d’admiration sont sincères – et, du reste, j’attends impatiemment le disque auquel j’ai souscrit ce soir-là ! Et pour moi, une «rythmique alambiquée» est quelque chose dont, sans ironie aucune, je me «régale».

Mon objectif n’était pas du tout de citer ce groupe particulièrement, ni a fortiori de le prendre comme exemple de l’ensemble de ce que je décrivais plus haut : il s’agissait surtout, à cet endroit du texte, d’élargir le champ en citant la phrase de notre collègue, ce qui supposait d’en décrire le contexte.

En relisant je vois qu’effectivement ma rédaction pèche en n’explicitant pas son plan : ce paragraphe semblait découler directement des précédents, où il est essentiellement question de la façon dont les thèmes traditionnels sont arrangés et insérés dans certains travaux ; or le groupe n’est pas le plus directement concerné par ces questions, sa démarche musicale étant différente. La réflexion que je citais et que je faisais mienne n’était nullement un reproche adressé précisément à lui, mais un commentaire général face à un danger d’effet pervers d’une évolution générale très positive en elle-même et dans laquelle ce travail s’inscrit. (Et je suis bien convaincue que c’est également ainsi que l’entendait notre collègue.)


2) Cette évolution, c’est celle, tout ce qu’il y a de plus heureuse, qui fait que chaque musicien breton ou presque, aujourd’hui, va se frotter à d’autres musiques et d’autres cultures (musique classique incluse) et que nos travaux à tous en sont le reflet. Ça ne date pas d’hier, mais c’est de plus en plus la norme. Si je peux me permettre, un bref coup d’œil à mon CV devrait vous rassurer quant au fait que je trouve ça nourrissant et formidable ! Mais ce qui me fait dire qu’ «un bon vieux plin, c’est pas mal non plus», c’est que j’ai l’impression que ces derniers temps, à force d’utiliser les trésors rapportés de nos aventures pour habiller les mélodies d’ici, on en oublie un peu de cultiver ces dernières pour elles-mêmes. Comme si on les tenait pour évidentes, acquises et ineffaçables. Or elles ne le sont pas. Elles ne gardent leurs richesses et leur poids que si nous continuons à les exprimer. Et autant on peut les explorer et les mettre en valeur en créant, en écrivant autour d’elles et/ou à partir d’elles, autant il serait dommage d’oublier tout simplement de les visiter régulièrement en elles-mêmes et pour elles-mêmes.

Je ne suis pas en train de dire que le groupe que j’évoque ferait mieux de faire «un bon plin» et de s’en tenir à ça ! Je serais crétine : ce n’est tout simplement pas son propos… (Même s’il interprète également… du plin ! Décidément ma citation était malheureuse.) Ce que je dis, c’est que, tout en appréciant sa démarche et sa musique, et tout en prenant part moi-même à toutes sortes d’expériences tous azimuths, je trouverais regrettable qu’en chemin nous en oubliions, passez-moi l’expression, de péter tout simplement, à d’autres moments, un bon plin à l’état brut, avec précision et (ré)jouissance. En d’autres termes : d’apprendre, et de continuer à apprendre, à trouver à l’intérieur de la monodie traditionnelle la liberté et la créativité que ces temps-ci nous déployons beaucoup autour d’elle. Sans quoi au lieu de nous enrichir de nos expériences nous perdrons d’un côté ce que nous avons gagné de l’autre, et nous nous retrouverons avec ces moments frustrants qu’en tant qu’auditrice je vis de temps à autre depuis quelques années : où après un chorus sublime, sur une rythmique géniale, le retour au thème trad de départ, au lieu d’emballer le tout, semble un moment de creux.


3) J’en arrive donc aux mots qui ont, à ma grande surprise, choqué certains d’entre vous : «intérieur» et «extérieur».  Ce sont pour moi des termes purements musicaux que j’emploie depuis une bonne décennie, le premier désignant ce qui se passe dans la ligne du thème traditionnel et dans le son de l’instrument qui l’interprète, et le second tout ce qui physiquement l’entoure : arrangements, autres matières musicales. C’est tout ! 

Certains ont compris que je parlais d’un «intérieur» et d’un «extérieur» sociaux, géographiques ou linguistiques, bref que m’appuyant sur des critères inadmissibles je mettais en doute la légitimité des jeunes interprètes. Ces façons de voir me sont tellement étrangères que les bras m’en tombent. Si ces mots sont pour vous évocateurs de ce genre de délire, je vous en prie, relisez attentivement mon texte : vous verrez qu’à aucun instant je ne parle d’autre chose que d’écriture musicale !


Mon propos tout entier, du reste, est exclusivement musical, comme les raisons qui m’ont fait l’écrire. Et là est précisément peut-être un nœud du problème : que les notions de tradition, de populaire, soient encore aujourd’hui tellement chargées idéologiquement qu’il ne soit pas évident que si une musicienne parle de musique traditionnelle (1), elle peut ne parler que de musique, sans rien sous-entendre d’autre ! Si je souhaite ardemment que tous nous conservions, au cœur des travaux les plus denses, les richesses et l’énergie de la monodie première (2), ce n’est pas au nom de la Saiiiiiinte Bretagne, d’une identité schtroumpf, d’un pré carré perso (lequel, d’ailleurs ?) ou d’un conservatisme : c’est tout bêtement parce que ces richesses et cette énergie me bouleversent en tant que musicienne, et qu’en tant que musicienne ça me ferait bien ch… de les voir s’amenuiser par inadvertance, surtout dans un paysage musical, je le répète, par ailleurs aussi brillant et intéressant. 

Ressenti subjectif ? Evidemment. Mais, moi-même actrice de cette musique, je ne peux être que dans la subjectivité.

Ah, et pour clore cette longuissime bafouille : et si on en causait pour de bon ? Si mes élucubrations vous intéressent, sachez que je serai ravie de vous retrouver au bar pour en discuter à bâtons rompus, loin des ambiguités de l’écrit et des métamorphoses que l’internet peut parfois causer à ce qui, fidèle à son titre, n’était et ne reste qu’une «petite suggestion», un petit grain de sel à prendre ou à laisser. 






(1)«Traditionnelle» ? Le mot lui-même se prête à d’infinis débats dans lesquels je préfère ne pas rentrer ici, sinon on est encore là dans trois jours. On verra ça au bar, d’accord ?

(2) «Première» : euh, ça aussi, hmmm? Je sais bien qu’on ne peut jamais déterminer de point de départ dans la tradition orale, et que toute notion de «première» ou d’ «originelle» est forcément fautive. Disons que, par licence poétique, est «premier» en musique bretonne, pour moi et pour beaucoup de monde, l’horizon temporel au-delà duquel notre mémoire et notre connaissance se perdent ; et que ça fera l’affaire comme point de repère. La monodie est «première» également en ce sens qu’elle est le point de départ de nos créations actuelles. Mais si vous préférez, on peut aussi décider tout de suite que rien n’a d’existence réelle en ce monde et que rien n’est nommable, et aller se coucher pour l’éternité avec une pile de Picsou Magazine !