Cent fois sur le métier… 

A nouveau deux pleines journées de répétitions-cogitations avec Lydia Domancich autour de «Chansonologie». Sans compter le temps passé à malaxer la chose, dans ma tête et sur mon écran, entre deux sessions de travail. Crédié, c’est qu’il en faut, des calories, pour donner forme à tout ça!


C’est pourtant vrai que le principal point commun entre un accouchement et la création d’un spectacle est que, d’une fois sur l’autre, on a tendance à oublier le travail que cela demande. Chaque fois que je retombe par hasard sur mes notes pour tel ou tel chantier un peu loin derrière, je suis impressionnée de la simple quantité de matière (que j’ai eu le temps d’oublier presque intégralement!) et de la distance apparente entre une bonne part de celle-ci et le résultat final. Quand les gens «normaux» pensent au travail des artistes, j’imagine qu’ils visualisent des heures d’entraînement ou de réalisation plutôt que cet incessant faire-et-défaire qui le caractérise au moins autant.


Ecrire une chanson, un spectacle – ou à peu près n’importe quoi qui ne soit pas le mode d’emploi d’une cafetière, et encore! – consiste essentiellement (en tout cas pour moi) à éliminer la majeure partie d’une masse que j’ai moi-même commencé par assembler. Cela peut aussi signifier véritablement défaire le canevas déjà bien entamé mais finalement insuffisant, ou l’amputer de ce qui en paraissait un élément central; très anxiogène pour le témoin extérieur, mais paradoxalement plutôt sécurisant, voire grisant, pour l’artiste: cette capacité de remise en question du travail déjà accompli affirme à nos yeux, je suppose, notre indépendance préservée vis-à-vis de la «chose» en train de naître.


J’ai entendu Emma Thompson parler de la suppression, au montage final, d’une scène de «Raisons et sentiments» qui était pour elle, scénariste et actrice principale, le pivot du film entier. Elle disait en substance qu’après avoir été mortifiée d’apprendre cette coupe, elle convenait que le film lui-même s’en trouvait mieux, et surtout que cette scène n’avait pas été tournée ni écrite pour rien: que de tels «moments-clés» conditionnent le reste de l’œuvre au point que l’on peut bien souvent, pour finir, les retirer, comme des étais ou des moules, rendus inutiles par la consolidation de l’ensemble qui gardera pourtant leur forme et n’aurait pu initialement se passer d’eux. En d’autres termes, cette scène physiquement supprimée reste présente dans le film entier qu’elle a contribué à faire ce qu’il est (c’est-à-dire, accessoirement, un chef d’œuvre. Mais je suis une proie facile pour tout ce qui a le moindre rapport avec Jane Austen).


Je ne crois pas, hélas, que jouer des ciseaux avec enthousiasme suffise à donner à mes spectacles la qualité d’un film d’Ang Lee – j’aimerais bien! Mais en jouer sans peur fait en tout cas partie de mon idée d’un travail mené jusqu’au bout. Du reste c’est en partie avec Lydia que je l’ai appris! Alors nous taillons, écartons, rappelons, raboutons, refondons, décousons, remontons… Et avec un peu de chance, le 16 octobre, la nouvelle fantaisie aura un peu d’allure!