Où elle assume son penchant pour les Berces de Lalique, les corsets à hanches fuyantes et les Tricératops

Les choses que l'on aime le plus profondément sont bien souvent celles que, durant un certain temps, l'on n'a même pas conscience d'aimer. Je viens ainsi de m'apercevoir que je suis atteinte d'anglophilie rampante: tous domaines confondus, de Shakespeare à Fry&Laurie en passant par Purcell, Jane Austen, Lewis Caroll, Monty Python et Britten, un nombre inquiétant de mes œuvres préférées sont signées de sujets de Leurs Très Gracieuses et Successives Majestés. Et je ne vous parle même pas de jardinage… 

De la même façon, face à un faisceau de preuves accablantes, je suis bien obligée de reconnaître une fascination pour la Belle Epoque dont mes récents articles sur Yvette Guilbert et Gaston Couté ne sont que d'innocents symptômes.

Pourquoi, je n'en sais trop rien. Mon amour, enfant, pour les écrits de Colette et les photos de bijoux Art Nouveau (1) procédait-il déjà d'une prédisposition particulière, ou bien ces attractions se sont-elles, avec le temps, confondues par la coïncidence initiale de leur époque? Je ne peux que conjecturer que c'est peut-être parce que l'avant-guerre de 14 a le charme un peu avarié du dernier Ancien Régime, de la dernière époque éloignée de nous – notre XXe siècle (2) commençant pour moi, en termes de mode de vie et d'univers social et culturel, quelque part après 1920  – et cependant assez proche pour qu'une foule de documents nous en soit accessible. Les dernières robes dispendieuses sur corsets "à hanches fuyantes", les derniers amas de nouilles dansantes de l'école de Nancy, les hypnotisantes portes de métro d'Hector Guimard (3) ont quelque chose de l'hyperspécialisation des dinosaures: aliens admirables d'élaboration et de diversité, et émouvants pour qui les considère a posteriori, promis à leur perte par cette même adaptation qui les empêchera de survivre au prochain météorite. Est-ce un hasard si je suis également amoureuse des opéras de Rossini, eux aussi flamboyantes fins de lignée?

Mais n'allez pas croire que mon attirance pour cette époque se limite à Montmartre et à Nancy. Je suis tout aussi fascinée par les campagnes de ce temps-là, où notaires à pianos, folkloristes à rouleaux de cire et élégantes en mal de bains de mer croisent une société paysanne encore vigoureuse mais déjà secouée, où les coiffes – elles-mêmes en train de développer des cornes de Tricératops – ne tremblent pas encore face aux premiers chapeaux, où le conte de Jean au Bâton de Fer ne pâlit pas malgré les lampes à pétrole, bref où tout un monde, et même plusieurs mondes coexistants, ne sont pas encore à la croisée des chemins mais la voient seulement, sans la reconnaître, se profiler à l'horizon.

Aurais-je voulu vivre à la Belle Epoque? Non. (Du reste je n'ai pas non plus envie de m'installer en Grande-Bretagne!) Le sourire de cette époque dissimule des molaires sacrément cariées – celles d’un monde aux hiérarchies sclérosées qui pense l’inégalité des sexes, des «races», des classes, comme un fondement de l’ordre social – dont quelques-unes préparent déjà les monstrueuses gangrènes à venir. Mais comme j'aime à me promener dans cet empire de complications, dans ces illusions croisées de révolution et de permanence où il est bien difficile de ne pas reconnaître les nôtres – et peut-être tout bêtement, sur le plan artistique, dans un univers encore amoureux de superflu, de détail et de gratuité, où l'épure n'est pas encore le premier et le dernier des devoirs.

(Parce que de vous à moi: oui, c’est beau, l’épure, la pierre polie jusqu’à la courbe ultime, le tabouret posé à l’exacte juste place au milieu de la salle de bal vide… Le geste où plus rien ne se disperse, je passe même une bonne part de ma vie à le chercher!  Mais doit-on pour autant excommunier le point de broderie, l’objet inutile mais non superflu puisqu’il est aimé, le foisonnement où l’œil, au lieu de s’entendre dicter la vérité du monde, se voit offrir un monde où la chercher lui-même? N’y a-t-il pas tout autant d’absolu dans une arabesque magistralement menée que dans une ligne droite?)

"Ah, ces chanteurs traditionnels", pourra-t-on dire, "toujours amateurs de vieilleries!" Que non pas. J'ai plutôt l'impression que ce penchant pour les merveilles disparues est le contrepoids de ma vie de chanteuse bretonne: ce que je chante, c'est ce qui a survécu à plusieurs siècles d’une fort darwinienne sélection. Et si je déterre un texte collecté au XIXe, c'est invariablement parce que je lui trouve une pertinence actuelle. Alors que ce qui me plaît dans la Belle Epoque est précisément son tissu absolument révolu, sa totale inadaptation à notre présent et peut-être même au sien: d'une certaine façon, ce monde en queue de comète était déjà anachronique en son propre temps.




(1) Mon cheptel actuel de bracelets-bagues trouve certainement son origine en une photo pleine page, dans l'Histoire de l'Art familiale, du fantastique serpent que Mucha et Fouquet firent s'enrouler du poignet aux doigts de Sarah Bernhardt. J'ai dû rêver des heures, gamine, devant cette photo, comme plus tard devant les Berces de Lalique au Musée D’Orsay et leur beauté insensée, sensuellement et métaphysiquement troublante.


(2) Cela se discute sûrement mais j'ai bien le sentiment que, 2011 ou pas, nous sommes seulement maintenant en train de quitter, à reculons, le XXe siècle – tout comme la période 1900-1914 peut se lire comme un appendice de la deuxième moitié du XIXe.


(3) Les portes de métro sont l’œuvre la plus familière; mais le vrai chef-d’œuvre de Guimard, en toute subjectivité, je le trouve lui aussi à Orsay: cette banquette de fumoir, je vous jure que je l’ai vue respirer…