La chanson qui quitte le nid

Ecrire une chanson est en général pour moi un processus affreusement laborieux: un long et effrayant temps de latence où rien ou presque de ce qui se présente n’est gardable, suivi d’un temps de matérialisation où à force de malaxage quelque chose finit par tenir debout sans qu’on sache vraiment si c’est à tort ou à raison – il m’est arrivé, à ce stade, de recommencer à zéro un texte pratiquement terminé, y compris en changeant de sujet: parfois, si l’on n’arrive pas à bien finir le meuble, c’est qu’il est mal monté!


Cela fait pas mal de temps en tête-à-tête avec soi-même, et pas mal de temps où la chanson ne se réalise pas véritablement, physiquement: on la murmure, on l’entend mentalement… Mais quand vient le moment de la répéter pour de bon, avec les collègues, soudain elle prend sa pleine existence – quand bien même elle ne serait pas encore complètement écrite, elle sort enfin de vous. C’est un moment étrange, où des émotions qui furent vôtres doivent s’émanciper et devenir celles de tous (vous y compris, bien entendu). En conséquence, ces sentiments que vous avez examinés, analysés, fouillés, soumis à toutes sortes de réactions chimiques dans votre petit laboratoire intérieur,  vous les voyez pour la première fois, en quelque sorte, de l’extérieur…


Dans le prochain album de Gilles Le Bigot que nous nous apprêtons à enregistrer, il y a un petit air de marche. Trois couplets tout doux, l’air de rien, mais qui me tiennent à cœur pour toutes sortes de raisons, notamment amicales. Quand nous avons répété l’autre jour, je n’avais pas encore réussi à les écrire, mais j’avais déjà leur sujet et la première ligne récurrente. Cela a suffi à me causer, au moment de chanter pour la première fois (presque sans paroles, donc!), une émotion violente.


Cette émotion, je le sais – et c’est heureux car elle empêche de chanter! –, ne gardera pas cette forme. Elle signe seulement la naissance de la chanson; plus tard elle passera de ma gorge à ma peau et je pourrai vous la transmettre. Du moins je l’espère! Car il est illusoire de croire que ce qui bouleverse l’auteur chavirera automatiquement l’auditeur: entre ces deux moments, celui où une nouvelle chanson me montre qu’elle part, chez moi, d’une émotion profonde, et celui où elle parvient, avec un peu de chance, à résonner avec la vôtre, il y a une distance bien plus longue qu’on ne croit. Il faut qu’elle cesse d’être mienne pour devenir nôtre; mais pour pouvoir devenir nôtre il faut qu’elle ait été intensément mienne à l’origine… C’est, là encore, ce qui doit se passer pour toute forme d’art. Mais le propre d’une musique est que ce n’est pas en l’écrivant mais en la jouant encore et encore qu’on la réalise. Ma chansonnette couvrira cette distance, si tout se passe bien! jour après jour, à mesure que je la chanterai, taillant son chemin dans le corps et l’esprit de votre servante comme un petit cantonnier opiniâtre… 


(Crénom, j’étais partie pour écrire trois lignes, moi! Au boulot, tout-à-l’heure le fest-deiz de la Chap’ ouvre ses portes!)