Entre-deux

Partie ce matin de la gare de Calais-Frethun – oh, pourquoi est-ce toujours quand mon autocensure verbale est affaiblie par la fatigue que je me retrouve dans les endroits qui appellent le calembour comme le miel le grizzly? Partie ce matin de Calais, donc, après un joyeux dimanche à Loon-Plage (festival Het Lindeboom, deuxième fois pour moi, et grand plaisir renouvelé!) avec Annie Ebrel et Nolùen Le Buhé. Une traversée Gare du Nord-Gare Montparnasse, un autre TGV, descente à Guingamp sous le soleil, voiture jusqu’à Lannion où il fait gris… Et déjà recharger le coffre pour le concert de demain à Fréhel avec Messires Veillon et Le Bigot, le fest-noz de Loudéac avec Loened Fall le lendemain…


L’été est une étrange saison pour nous.


Le pays entier respire au rythme des vacances des autres, et les autres, ce sont nos amis, nos compagnons, nos éventuels enfants, mais aussi certains de nos employeurs, nos bailleurs de fonds, nos dentistes… Et le monde lui-même sussure que le doux vivre est pour maintenant, ne laissez pas passer votre chance d’un bain de soleil ou d’un après-midi de débroussaillage, dans quelques semaines il sera trop tard!


Et nous, pendant ce temps-là? Nous avalons des kilomètres dans les moyens de transport les plus variés, nous ne rentrons chez nous que le temps de vider une valise pour la remplir aussitôt, nous comptons les demi-heures de sommeil comme un avare ses louis. Nous alternons des instants de joie brute, de ces moments où ce qui se passe entre scène et salle donne un sens à tout ce qui nous y a menés, et des passages kafkaiens où non, rien à faire, personne parmi les bénévoles ne sait où se trouve l’«accueil artistes». Nous avançons, comme l’écrivait si bien Colette, «vers l’illusion de vivre très vite» alors que de déplacements en attentes aucune autre saison n’est aussi riche en temps morts, pour un musicien, qu’un été bien rempli.  Dehors la fête bat son plein, les criquets s’en donnent à cœur joie au soleil, les voisins astiquent le barbecue, et nous, dans l’ombre de la chambre, au mieux nous nous acquittons d’une sieste qui, sous des allures de farniente, est en fait la plus nécessaire des préparations pour le concert du soir ou du lendemain…


Ne vous y trompez pas: j’adore tout ça. J’aime chanter et  j’aime chanter partout, sur une remorque de camion ou sur une scène rock qui me transforme en fourmi; dans un café, une chapelle ou une vaste salle. J’aime les festivals qui s’attribuent des majuscules et j’aime les fêtes d’amicale laïque. J’aime ces itinéraires de Petits Princes où nous volons d’une planète à l’autre. J’ai appris à aimer ne jamais savoir à l’avance si l’on va me dérouler le tapis rouge ou me regarder en demandant «Qui ça?». J’ai même cette chance d’aimer les hôtels, les trains, les gares, la route. J’aime partir et j’aime revenir.


De surcroît le calendrier de mon été, somme toute, est plutôt bien équilibré – j’ai fait bien plus délirant! Et celui du plus stakhanoviste des chanteurs n’est rien à côté de ce que peut se permettre un instrumentiste: la voix fatigue plus vite que les doigts…


Ce n’est donc pas que je sois à plaindre. Nullement! Juste que ce lundi ferroviaire est un de ces jours flottants, une de ces dates qui n’existent pas; jour d’après et jour d’avant, un peu dolent, où l’on s’offre comme un luxe une mélancolie sans autre fondement, peut-être, que la fatigue du travail passé et la conscience de la fragilité de tous ces bonheurs…