Divagations d’automne (si, si, je vous jure, tout va bien!)

[Pardon pour la longueur et les grands mots… Je ne suis décidément pas faite pour l’ère du SMS! Mais après tout, c’est mon journal et je déblatère si je veux et tant que je veux… Et puis je n’aurai sans doute pas le temps d’écrire grand chose d’ici deux ou trois semaines, il faut bien que je vous laisse de la lecture!]



Mes amis s'en amusent: je fais partie de ces gens, par ailleurs plutôt optimistes et rieurs, qui ne savent pas ce que c'est que la légèreté. Je n'y peux rien, il y a une gravité jusque dans mes menus plaisirs, je ne sais pas savourer un chocolat ni rire d'une blague salace (ce n'est pourtant pas faute d'être versée en l'un et l'autre domaine!) autrement qu'en me disant que c'est toujours ça de pris avant la mort. Ça n'a rien d'obsessionnel ni de lugubre; je crois plutôt que c'est justement la conscience de l'impermanence des choses qui me rend plus vastes les plus petits bonheurs, comme si vivre, loin d'être absurde, était un grand jour de fête, un dimanche complexe et passionnant au milieu d'une infinie semaine de néant… Ça ne fait que passer, c'est un hasard fou, et voilà que j'ai la chance d'y être! (1)


Chacun comprend l'art à l'aune de ce qu'il ressent du monde. Pour moi, je suis donc bouleversée par ce pouvoir qu'a la musique d'utiliser le caractère fini de toute chose dans le temps – la note, la mélodie, la pièce commencent, se développent et s'arrêtent – pour mettre en lumière cette espèce d'infini, dans l'espace cette fois, qui est celui de la plénitude d'exister. Faire de l'infini avec du fini, voilà une des grandes attractions de ce beau dimanche de vivre!


Cette idée de la mort flotte comme un parfum insolite sur toute musique : d'une part parce que, si l'art est un petit triomphe momentané sur la mort, chaque fois qu'il la vainct il la convoque également. D'autre part parce que le temps de la musique est aussi le temps des vies, celle du musicien et celles des auditeurs… Le plus souvent ce parfum reste imperceptible, indistinct parmi les autres arômes. Mais parfois il se fait plus présent.


Est-ce Bedos ou Devos qui, dans un spectacle, disait en substance: "nous sommes 1200 dans cette salle ce soir; je suis au regret de vous annoncer que X d'entre nous ne passeront pas l'hiver"? Je trouve cela d'autant plus drôle que, malgré une erreur scientifique certaine (eh, la plupart des gens qui meurent n'allaient déjà plus au théâtre trois mois auparavant!), cela comporte une part de vérité. Nous qui, en fest-noz, croisons un public de tous les âges, nous en savons quelque chose: la plupart des musiciens, et Loened Fall n'y fait pas exception, ont vu s'effondrer au moins un danseur victime d'attaque ou d'infarctus… Et il n’est pas rare que nous apprenions qu'un fest-noz a été le dernier de tel ou telle. (C'est une pensée que j'ai parfois en scène, quand je me sens un peu feignasse notamment: il y a peut-être quelqu'un ici dont c'est la dernière fête et je n'ai pas le droit de ne pas lui donner tout ce que je peux. Accessoirement, ce quelqu'un pourrait être moi!)


Sans que l’on aille jusqu'à mourir dans la salle (j'ai l'air de plaisanter mais, croyez-moi, on se réveille d'une humeur TRES etrange quand on a vu un inconnu tomber, la veille, pendant qu'on chantait), la musique suit de toute façon nos temps à tous… J'ai ainsi connaissance d'un bébé qui a vu le jour au son d'un album de Loened Fall – et je remercie la maman de nous l'avoir raconté! Et la musique est là, plus que jamais, comme enfin révélée dans l'ampleur de son rôle, quand la mort survient pour de bon.


Plusieurs faits ont convergé, ces dernières semaines, pour me le rappeler: deux personnes m'ont écrit pour demander l'autorisation de diffuser nos enregistrements à l'enterrement d'un proche, et deux autres m'ont confié l'avoir fait; et puis le concert à Guérande, en août, m'a fait rencontrer la famille d'un ami trop tôt disparu, le sonneur Christophe Caron… et retrouver son inimitable signature, à cinq ans de distance, dans le livre d'or.


Pour les premiers, ma réponse est toujours la même: c'est un immense honneur que vous nous faites là (et bien sûr qu'aucune autorisation n'est nécessaire, manquerait plus que ça!)… Pour le second, je crois que peu de gens auront su aussi magistralement partager, sur scène et en privé, cette force irréfutable de l'existence qui peut se révéler quand on s'absorbe à souffler, à pincer des cordes, à frapper des touches, à compter des temps… Aucun de ceux qui l’ont croisé n’ont oublié cette leçon. (2) 


On entend parfois un musicien dire que la musique l'aide à vivre – sous-entendu: elle l'aide à endurer les vicissitudes de ce bas monde, elle le console de vivre. Pour moi, si elle m'"aide" à vivre, c'est dans un tout autre sens, le plus littéral qui soit: elle fait de moi – du moins je l'espère – quelqu'un qui sait mieux être vivant, comme on sait mieux cuisiner. Si elle me console de quelque chose, c'est de l'idée que tout cela doive cesser un jour…




(1) Où serais-je donc si je n'y étais pas, voilà la question que me poseront ensemble, chagrins, les Témoins de Jéhova et les agrégés de philo. Je leur ferai mon plus beau sourire pour leur répondre que je chéris, entre toutes choses, cette absurdité première de considérer comme un bien, avec ce que cela suppose de comparaison, une chose à laquelle je crois qu’il n’existe aucune alternative.


(2) J'aurai l'occasion de vous reparler de lui sous peu, car une édition de ses compositions est sur le point de sortir, qu'on se le dise!