Loin de moi de vouloir nous assimiler, Annie Ebrel, Nolùen Le Buhé et votre servante, aux augustes sœurs citées dans le courrier précédent! Ce serait tout simplement absurde. Et pourtant, outre le bête fait que dans les deux cas il est question d’albums à paraître dans un avenir proche – et d’albums où l’on retrouvera trois voix féminines a capella – il y a tout de même quelques petits fils d’araignée qui relient notre travail au chant des sœurs Goadec, des petits fils ténus mais solides, invisibles en temps ordinaire mais qui se mettent à briller dans le contre-jour quand la chronologie fait que l’on passe, comme je l’ai fait ce printemps, du temps sur les deux sujets à la fois.
Mais l’info tout d’abord: les prises de notre futur album, à paraître en octobre, sont dans la boîte! Nous ressortons d’une semaine de travail préparatoire au Chateau de Kerjan, puis de deux semaines dans ce cadeau Art Déco qu’est le Théâtre des Halles de Pontivy (1), avec sous le bras (enfin, sous le bras d’Antonin Volson) du son et encore du son. Plus qu’à mixer tout ça!
Or donc, qu’est-ce que les sœurs Goadec viennent faire là-dedans? Commençons par rappeler ce qu’elles ne viennent PAS y faire: contrairement à une légende urbaine particulièrement tenace, Annie Ebrel n’est pas, je répète, n’est pas la fille de Louise Ebrel, elle-même fille d’Eugénie Goadec. Il n’y a entre elles qu’un cousinage éloigné. Non, les fils d’araignée sont bien ailleurs.
Le premier, c’est l’unisson. Il y a, dans notre répertoire, quelques moments d’unisson et, même si nous n’y prenons pas forcément Tanon, Tasie et Eugénie pour modèles, il serait difficile de ne pas penser à elles. Penser à cette discipline particulière qu’elles ont si souvent vécue, à l’effet sur chacune de la voix des deux autres, à la force que cette «mise en commun» peut donner…
Le deuxième, c’est un morceau précis.
Je disais dans le courrier précédent que l’album des sœurs va être l’occasion de voir à quel point elles ont pu donner, suivant le moment et le contexte, des interprétations très différentes d’une même chanson. C’est ce fait même qui a donné naissance, voici quelque temps déjà, à un morceau du trio.
Tout le monde a en tête – si, si, c’est juste que vous ne savez pas comment ça s’appelle! – un des tubes absolus des sœurs Goadec, devenu un classique repris par une foultitude de gens: la double descente majestueuse, puis le grand mouvement aigu et planant d’«Eliz Iza». Le texte – l’histoire d’une pieuse orpheline et à mon goût, disons-le tout cru, une indigeste bondieuserie – en a été écrit au XIXe sur un air plus ancien, celui de «Marivonig», la jeune fille enlevée par les anglais (2). «Marivonig» est connue sous nombre d’airs, dont plusieurs qui présentent un sérieux air de famille au point que chacun est une sorte de contrepoint des autres.
«Eliz Iza» (avatar de «Enez Eussa», la pieuse orpheline étant, semble-t-il, d’Ouessant) est chantée sur l’un de ces airs. Et pourtant on peut aisément l’entendre des années sans jamais faire le rapprochement. Mais qu’on tombe sur un vieil enregistrement (comme celui du fonds Albert Trévidig aux archives de Dastum) de Tanon Goadec la chantant seule, et tout s’éclaire: on a là les notes du «grand air» des sœurs, mais sur la formule rythmique des autres airs… C’est-à-dire au double du tempo! En d’autres termes, la mélodie du célébrissime «Eliz Iza» est une version considérablement ralentie d’un air de «Marivonig» et ce ralentissement semble avoir été opéré par les sœurs Goadec elles-mêmes… On peut parler d’un véritable coup de génie car l’air ainsi étiré prend une expressivité somptueuse, exigeant d’autres respirations et permettant ampleur et liberté. Evolution inconsciente ou résultat d’un travail délibéré? Impossible de trancher aujourd’hui, mais j’ai peine à croire qu’une modification aussi massive de l’esprit même d’une mélodie se soit faite à l’insu des interprètes. A fortiori de ces interprètes-là.
En tout cas, la chose m’avait donné une idée, que j’ai fini par concrétiser pour le répertoire du trio il y a trois ans: utiliser plusieurs versions de l’air de Marivonig, dont celle de Tanon, et les mettre musicalement en relation avec la «grande version» des trois sœurs, pour le plaisir d’un jeu d’écho musical et pour mettre en lumière la façon dont l’air légendaire a émergé d’un corpus. Je me suis enfermée dans ma cave avec quelques cornues écumantes, et j’en suis ressortie trois semaines plus tard avec une sorte de partition que mes camarades ont eu pour périlleuse mission d’ingurgiter. En gros, le morceau, intitulé «Peder Varivonig», est un emboîtement polyphonique très précis de pièces plus ou moins détachées des quatres mélodies – à la différence de constructions précédentes où nous entremêlions déjà plusieurs versions d’un même morceau, mais dans une forme d’improvisation. Il se porte toujours très bien, merci, et fut une étape importante vers un travail toujours plus approfondi autour de la question: «que faire avec trois voix, dans une musique très essentiellement soliste, sans faire de l’harmonisation?»
Pour les étapes suivantes, nous avons depuis été bienheureusement accompagnées par la compositrice Frédérique Lory (tiens, au fait, le concert/fest-noz de clôture de sa carte blanche, avec nous entre nombreux autres, c’est dimanche 27 à Pontivy!). C’est ce cheminement que l’on retrouvera sur l’album: du solo originel aux entrelacements complexes… et retour, car tout ce que nous bâtissons garde pour but, non d’enrober le chant traditionnel de richesses ajoutées, mais de mettre en valeur, en les traduisant dans un autre langage musical, celles dont il regorge en lui-même.
Immense ambition… Il vous appartiendra de juger si nous la réalisons, au moins en partie! L’album doit paraître fin octobre prochain chez L’oz Productions. Je vous tiens au courant!
(1): Si vous n’y êtes pas encore allé, sautez sur l’occasion du premier spectacle venu: les murs de cet ancien cinéma sont parcourus de magnifiques «scènes de la vie bretonne» - imaginez une version années 30, et mieux documentée, du plafond de l’Opéra de Rennes…
(2): A moins que cet air soit venu plus tard s’associer au texte? Au fond je l’ignore: n’ayant jamais vu l’édition originale de ce dernier je ne sais pas s’il comporte une mention «sur l’air de». Le texte, lui, est en bon vieux octosyllabes des familles, c’est-à-dire qu’il collerait à une palanquée d’autres «timbres» connus.