Disques de fumelles 1: Vous pensiez connaître les sœurs Goadec ?

Moi aussi. C’est vrai que ce n’est pas comme si on ne les avait jamais vues, comme si on ne s’était pas mangé et remangé l’image des trois coiffes, des trois cols de dentelles et des trois paires d’yeux perçants et un rien ironiques entre les deux. Pas comme si des milliers et des milliers de gens n’avaient pas, gravés pour la vie dans un coin de lobe, le timbre et le swing dont le renom dépassèrent largement le cercle des connaisseurs – grâce en soit rendue notamment à Alan Stivell. Il fut un temps où, si quelqu’un ne connaissait qu’un nom de chanteur traditionnel a capella de Bretagne, c’était celui des sœurs Goadec – et ce n’est sûrement pas un hasard si, autre trinité familiale (1), autre visuel frappant conscient de son effet mais néanmoins réel, ce sont les Frères Morvan qui ont hérité de ce type de notoriété. [NDLR: je m’apprête à mettre ce texte en ligne quand me parvient la triste nouvelle du décès de François Morvan. S’il existe un quelque part où nous irons tous, j’espère qu’il y respire enfin librement… Et j’adresse une pensée de camarade à ses frères et ses proches.] 


Quand j’ai commencé le kan ha diskan, il était de bon ton de ne pas prendre les sœurs Goadec pour modèle. Avec leur façon, bien d’une certaine époque (2), de satisfaire la demande du fest-noz nouveau en interprétant «toutes sortes de danses» (entendez: une demi-douzaine!) tout en les passant invariablement à la moulinette de leur imparable gavotte, elles étaient à la fois trop et pas assez «terroir» (mot qui continue, vingt ans après, à m’évoquer plus sûrement un pâté de lapin qu’une musique) à nos oreilles. Leur style, peut-être parce qu’il était éloigné de celui de nos demi-dieux de Poullaouen, semblait trop spécifique pour qu’on puisse l’imiter sans risque de caricature immédiate. Bref, tout en reconnaissant leur excellence, on plaçait les sœurs Goadec dans une case à part et on les y laissait.


Et puis on grandit… On réécoute les enregistrements, et on se donne des claques à mesurer les subtiles fluctuations et le temps souple et nerveux d’un ternaire que l’on avait cru systématique. On grandit et on est soudain soufflé par l’engagement des chanteuses, l’ampleur du phrasé, l’expressivité canalisée, la puissance de l’unisson, et cette façon si difficile à reproduire de ne jamais s’apesantir sur une pulsation. Et on se demande soudain pourquoi on n’a pas beaucoup, beaucoup plus écouté les sœurs Goadec dans sa vie. 


Les (ré)écouter beaucoup plus? Dastum et la Coop Breizh unissent leur efforts pour nous le permettre. D’ici quelques semaines devrait sortir un double CD bourré jusqu’aux dernières secondes de belles et bonnes choses: plages enregistrées pour les vinyles Mouez Breiz, collectages à la maison, enregistrements réalisés en fest-noz (du temps où l’on y chantait encore des mélodies!), chansons interprétées en solo, à deux, à trois… 


Cette fois encore j’ai mis la main à la pâte – quand les autres mains qui s’y trouvent sont celles d’Ifig et Nanda Troadeg, que demander de mieux? – pour les transcriptions et traductions. Travail chronophage ô combien, et voué à l’imperfection; mais on ne regrette pas les heures que l’on passe à détailler des enregistrements pareils.


Comme les précédents numéros de la collection «Grands Interprètes de Bretagne», celui-ci offre une plongée dans l’univers musical d’artistes populaires singulières et admirables. La générosité hallucinante d’un «Boked Eured» à faire pleurer les pierres, ou l’histoire d’infanticide que les sœurs se remémorent à mesure qu’elles chantent, valent à eux seuls l’emplette de l’album. (Le dernier couplet de cette dernière histoire est un petit monument: après avoir chanté, avec une concentration saisissante, «Si j’avais su, ma fille, quand je te donnais le sein/ Que je t’élevais pour que tu commettes un tel crime / J’aurais pris une masse pour te fracasser le crâne / Et tu n’aurais pas déshonoré ta famille», l’une de ces dames éclate de rire, comme gênée par la puissance qu’elle vient pourtant d’assumer jusqu’au bout… Il y a beaucoup de choses dans ce rire, de choses qui tiennent au chant breton, et de choses qui tiennent au chant tout court.)


Mais ce disque va encore plus loin.


D’habitude, un grand chanteur trad est enregistré 1) quand il a déjà un âge plus que certain, donc sur un nombre d’années fatalement ramassé et  2) dans le même environnement: en gros, le chanteur de fest-noz au fest-noz, le chanteur de mélodie dans sa cuisine. Les sœurs Goadec, figures reconnues de longue date, ont été enregistrées sur plus de vingt ans, dans des contextes très divers. Si bien que ce qu’on aura là n’est pas seulement un catalogue de répertoire magistralement interprété (ce qui serait déjà un trésor), mais bien l’image des états mouvants d’une même chanson dans une même bouche, suivant qu’elle est donnée pour une vaste assemblée ou à une table intime; sans doute aussi suivant l’élaboration d’une démarche, d’une esthétique et d’une patte. Dans ce dernier domaine, impossible bien sûr d’affirmer quoi que ce soit, sauf à prétendre lire post mortem dans les pensées des gens! L’intuition doit demeurer intuition. Reste que pour moi ce disque offre, avec un luxe de détail très rare, l’image de la plasticité des chansons et du «work in progress» d’une vie d’interprète. Sans parler de toutes les profondeurs supplémentaires qu’amène le fait que c’est ici à trois interprètes que nous avons affaire! 


Je ne sais pas exactement quand la sortie est prévue, mais vous pouvez commencer à surveiller les sites de Dastum ou de la Coop Breizh! Je suis sûre que votre anniversaire est dans moins de douze mois… 





  1. (1)Du moins dans l’image emblématique de ces deux dernières décennies, car les frères Morvan furent d’abord quatre avant la mort d’Yves en 1984. Du reste, les sœurs Goadec venaient également d’une fratrie bien plus nombreuse.


  1. (2)Epoque que je n’ai pas connue, et pour cause: le chemin du trio s’est arrêté à la mort de Tanon en 83. Pour ma part je n’ai vu Tasie chanter qu’une fois, avec Eugénie, lors d’un fest-noz d’hommage dans les années 90; en revanche j’ai un tout petit peu croisé Eugénie lorsqu’elle remontait sur scène avec sa fille Louise Ebrel, avec qui j’ai eu le grand plaisir de chanter de temps en temps moi aussi. Je me souviens distinctement d’Eugénie se payant ma fiole parce que ma jupe, une longue affaire noire boutonnée devant sur toute la longueur, lui faisait penser à une soutane…