Où un chant grégorien illustre discrètement (mais classieusement) notre propos

Si vous avez regardé l’émission Webnoz du 18 novembre dernier, vous savez qu’Emmanuelle Huteau chante magnifiquement les Lamentations de Jérémie, un solo grégorien médiéval; on ne sait pas toujours pourquoi tel ou tel moment de musique nous bouleverse, mais il y a quelque chose dans celui-ci – dans son dessin, sa façon de danser autour de sa fondamentale comme un morceau de bois tourné? dans son sujet? dans l’humble détermination avec laquelle Emmanuelle le porte? – qui me rend toute chose.


J’ai dit une bêtise, dans l’émission, quand j’ai expliqué à Lionel Buannic que je trouvais très courageuse la démarche d’Emmanuelle de nous donner en solo ce qui était fait pour être chanté en groupe à l’unisson. “Non, non, me dit Emmanuelle par la suite, les Lamentations, c’est fait pour un soliste. Il y a d’autres pièces  de grégorien faites pour un ensemble et que je chante seule, mais celle-ci est vraiment un solo.” Mea culpa, on a vite fait de dire des âneries… (Vous, je ne sais pas, mais moi, c’est prouvé.)


“Par contre, poursuit-elle, ce qui est vrai c’est que je ne faisais pas ça avant d’arriver ici et de vous voir tous, les chanteurs trad, assumer vos grandes complaintes en solo a capella. C’est de vous voir chanter comme ça, seuls en scène, qui m’a donné l’envie de m’y mettre  à mon tour.”


A cet instant précis je me suis mise à ronronner, puis j’ai demandé à Emmanuelle la permission de citer ici ses propos.


C’est qu’ils corroborent quelque chose dont je suis convaincue: la vraie force d’un échange entre musiciens de divers horizons réside souvent moins dans l’éventualité d’une musique commune que dans la manière dont chacun fait la sienne. La plupart des musiques se suffisent à elles-mêmes, elles forment des univers cohérents, capables d’absorber des apports extérieurs sans avoir besoin de la chirurgie parfois lourdingue des opérations de métissage volontaire. Les musiques ont plusieurs siècles! Les musiciens, en revanche, n’ont que quelques dizaines d’années, et ce sont eux qui bénéficieront toujours d’une rencontre avec une autre espèce. Ils y découvriront que les uns sont rigoureux là où les autres sont coulants et vice versa, que tel pense à la mécanique globale alors que tel autre met la texture sonore avant toute chose; que les uns sont des dompteurs mégalomanes, les autres des prêtres, d’autres encore des valets… Et surtout ils tâcheront de comprendre pourquoi. Travailler avec quelqu’un qui vient d’une autre musique, c’est remettre en question tout ce qui, pour soi, était important ou ne l’était pas.


C’est cet apprentissage-là, bien souvent, qui profitera à notre propre musique. Pas besoin de grande hybridation spectaculaire. Emmanuelle Huteau ne chante pas de gavotte, et je ne chante pas de grégorien. Mais c’est de voir Ifig Troadeg en scène qui lui a fait chanter Les Lamentations de Jérémie. Et pour ma part, depuis nos grandes discussions sur Madame Bertrand, j’ai l’impression d’avoir un nouveau logiciel entre les deux oreilles…