Entendu l’autre jour sur France Inter une journaliste (qui m’est plutôt sympathique par ailleurs) annoncer qu’à tel festival de jazz elle serait en coulisses pour recueillir les premières impressions des artistes à leur descente de scène, «parce que c’est toujours intéressant de savoir comment ils ont vécu leur concert».
Hum.
Chère Madame Journaliste: je ne crois pas que ce soit intéressant. Parce que s’ils l’ont bien vécu ils n’auront pas de mots pour le dire; et que s’ils l’ont mal vécu ils ne vous le diront pas. Et ils ont raison.
J’ai mal pour les sportifs qui n’ont pas le temps de reprendre haleine qu’un Nelson exige déjà d’entendre ce qu’ils pensent des vingt dernières secondes de leur vie. Mais au moins ils ont à réagir à quelque chose de quantifiable: la réussite d’une performance sportive, ce sont des chiffres que l’on compare à d’autres chiffres, les siens ou ceux des autres. Mais la réussite d’un concert?
Si nous descendons de scène heureux, qu’avons-nous à dire à l’instant? «J’ai vécu un beau moment»? Si vous avez suivi le concert, de deux choses l’une: soit vous avez partagé l’euphorie, soit non. Dans le premier cas l’information est inutile; dans le second elle est tragique.
Si nous sommes insatisfaits, c’est encore pire: croyez-vous vraiment que nous allions vous dire «j’ai mal vécu ce concert»? C’est là une des premières choses que nous apprenons dans notre vie professionnelle: ne jamais dire à quelqu’un d’autre qu’un collègue ou un ami intime que l’on est mécontent de ce qu’on a fait! Même pas par bon sens commerçant: simplement parce qu’il est fréquent que le concert où il nous a fallu lutter ait tout de même apporté du bonheur aux auditeurs, et qu’en avouant notre déception nous risquons de paraître dévaluer leur jugement et la beauté de leur souvenir. Ce n’est pas parce que c’était plus difficile que d’habitude pour nous que c’est forcément raté…
Et puis, notre point de vue est-il vraiment si «intéressant» que cela? Qu’est-ce qui compte, la force et l’émotion de la musique ce soir-là, ou bien savoir que le chanteur avait un problème de sono (ah, le son, la grande échappatoire des musiciens mécontents d’eux-mêmes!) ou de nerfs? Si nous disions la vérité toute crue, en fait vous recueilleriez rarement des choses terrifiantes, mais le monde a-t-il si grand besoin d’entendre «je crois que ça a fonctionné, mais j’ai mal à l’estomac et ça ne m’a pas facilité les choses», «j’étais un peu faux au troisième couplet de la deuxième chanson» ou encore «je ne remettrai plus ces chaussures en scène, la hauteur de talon ne me réussit pas»?
En outre il peut arriver qu’il y ait réellement des choses que vous ne devez pas savoir. Le groupe peut avoir passé le cap de l’implosion, le chanteur de l’autre partie de soirée peut s’avérer un mufle, ou l’accueil du festival une catastrophe ubuesque: mais en parler serait entacher la joie que les auditeurs se donnent la peine de venir chercher au concert, et abîmer notre propre travail.
Tous nos efforts tendent à ce que notre musique se détache de notre personne, qu’elle nous dépasse, qu’elle vous emporte et nous emporte tous. Nous montons sur scène pour bâtir quelque chose en dehors duquel, le temps que nous y sommes, rien n’a d’importance; nos ressentis personnels, nos personnes mêmes, ne pèsent plus qu’en tant qu’ils contribuent à l’édifice; le reste est caduc. C’est cela qui nous fait monter là-haut, c’est cela qui vous fait venir écouter. Alors pourquoi vouloir tout de suite crever la bulle en ramenant l’échelle à notre petit individu à peine les lumières éteintes? Ce que je pense de mon concert, même si je vous le disais tout net, est probablement la chose la moins importante au monde.