Le «point d’existence» ou les joies inavouables du polymorphisme musical (et quelques mots sur les concerts de Noël dernier, parce que mieux vaut tard que jamais! )

Le «point d’existence» ou les joies inavouables du polymorphisme musical (et quelques mots sur les concerts de Noël dernier, parce que mieux vaut tard que jamais! )

Opéra de Rennes, fin février. L’ensemble vocal Mélisme(s) enregistre son prochain album: œuvres religieuses de César Franck et Gabriel Fauré. Avant la prochaine prise, Gildas Pungier, chef de l’ensemble, resserre quelques boulons: tantôt de la mécanique de base («serrez ce demi-ton», «moins de tierce», «intégrez le changement d’accord»),  tantôt des images, des indications qui, si je les rapportais ici, nécessiteraient chacune un paragraphe de commentaire – sur ma partition d’une des «7 dernières paroles du Christ en Croix» j’ai ainsi noté «on regarde tomber la pluie»; quant à «trente ans de couvent!» (sur un des Fauré pour voix de femmes), elle fait partie de celles qui vous restent suffisamment en tête pour qu’il ne soit même pas besoin de les noter! Et qui valent à elles seules une bonne dizaine de consignes techniques.


En comptant mes quelques années dans les Chœurs de l’Opéra de Rennes, ça fait – ciel! – plus de treize ans que je chante en chœur sous la direction de Gildas. Et je ne me lasse toujours pas de ce miracle chronique: voir advenir, d’autant mieux qu’on n’est qu’une petite cellule dans le grand corps, l’instant où brusquement la musique existe. Jusqu’alors elle était presque là, comme une silhouette reconnaissable dans une photo floue, et tout d’un coup, parce que les chanteurs ont déployé leurs antennes dans les bonnes directions, parce que le chef a trouvé le mot juste et le geste qui a mis tout le monde sur la bonne voie, la mise au point se fait: l’accord sonne pour de bon, les contrepoints s’emboîtent sans accrocs, le phrasé paraît soudain évident. Voilà, c’était comme ça que ça devait être, c’était pourtant simple – sensation d’autant plus forte qu’on sait bien, intellectuellement, que pour chaque partition il y en a des tas, des «comme ça» différents et également évidents… 


Cet instant se produit dans toutes les musiques. Je peux même témoigner qu’il fait partie des éléments constants: il peut dépendre de paramètres diamétralement opposés, mais il existe toujours. Dans La chanteuse, l’infini et la clef à molette, je m’amusais à le montrer autour d’une chanson de Tom Waits: en l’occurrence, le «point d’existence» de cette chanson-là se trouvait (pour moi, en tout cas) en déployant le moins possible des «effets de chanteur» nécessaires à d’autres chansons, et j’en faisais la démonstration par l’absurde (en matière d’interprétation, rien de tel que de se ridiculiser pour appuyer son propos pédagogique!). Au fest-noz, il va correspondre à un point d’équilibre optimal entre énergie, force et compréhension de la forme, chez vous et chez les danseurs. Pour une mélodie a cappella, ce pourra être la balance entre ce que vous souhaitez raconter et ce que la chanson a à dire…


Et tant d’autres choses encore.


Pour être franche, je me demande si ce n’est pas là la plus profonde des raisons pour lesquelles je continue à manger au maximum de râteliers musicaux: pour l’ivresse de sentir venu cet instant, et pour la curiosité de voir quels chemins, ce jour-là, dans cette musique-là, il va prendre. Mon parcours n’a l’air décousu que si l’on ignore cette feuille de route absolument permanente… 


Et quand je dis «ivresse», je pèse mes mots: dans le cas du chœur notamment, l’instant où l’accord auquel vous participez sonne pour de bon, à l’intérieur d’un phrasé sans cahots – voire isolé, à l’état brut, dans un temps de répétition – cause une émotion violente, troublante, sans équivalent, une sensation à la fois physique et mentale d’être soudain relié au monde entier, d’être partout à la fois sans pour autant disparaître. Allons, disons le mot: ça a quelque chose d’un orgasme, en plus cérébral mais, miam! en beaucoup plus long… On peut, comme je l’ai fait, chanter en chœur quelques années sans chanter faux mais sans savoir chercher cet état; une fois qu’on l’a trouvé, en revanche, il est instantanément addictif…


Le plus drôle, c’est que tout ça n’est que l’affaire très prosaïque de l’interaction entre fréquences vibratoires, comme cet autre phénomène qui fait que certains enchaînements d’accords me font pleurer de la plus pavlovienne façon. La somme de ce dernier fait et des précédents donne parfois des résultats franchement comiques, comme lors des répétitions du Cantique de Jean Racine: on chante une première fois, avec musicalité et bonne volonté, tout va bien  à bord, c’est très beau, très gentil. Gildas nous donne une indication – même pas mystérieuse, juste une demande toute technique – on recommence en lui obéïssant, normal, on est là pour ça – et crac! voilà Mémé qui a la larme à l’œil… Et la musique de Fauré n’a soudain plus rien de gentil, elle vous ouvre tout grand sans vous demander la permission, si ça ne faisait pas un bien ahurissant vous pourriez lui en vouloir… 


Je suis un agent double. Je passe une partie de ma vie au Royaume de la Monodie, à ressentir et essayer de comprendre comment une seule ligne arrive à combler tout l’espace – le chant breton a cappella, élaboré par et pour ça, en est un exemple par excellence – , et l’autre partie au Grand-Duché de la Polyphonie (dont, il faut le rappeler, seules quelques seigneuries dissidentes sont en rupture de ban complète avec le Royaume susmentionné!). Si je séjourne trop longtemps d’un seul côté, l’autre se met à me manquer viscéralement: dans ces moments-là vous me trouverez dans les toilettes du Théâtre des Champs-Elysées en train de chanter Skolvan à pleins poumons, ou dans les loges d’un concert d’Ebrel/Le Buhé/Vassallo en train de ranger mes rouges à lèvres en braillant un air de Carmen (que je ne chante que dans ces occasions-là ou presque!)… 


De part et d’autre je vis, je jouis (désolée mais c’est le mot juste), j’observe, je note… et je vais tout cafter en face. Et je ne me sens même pas coupable: en réalité, ce que j’ai pu apprendre d’un côté m’a toujours été d’un grand secours de l’autre. Ce vécu charnel de l’accord est aussi une bonne façon de percevoir plus finement les subtilités d’intonation d’une monodie (ce ne sont jamais que des façons différentes de gérer les fameuses interactions entre fréquences, et leurs rapports avec un phrasé!) ; l’expérience de la navigation au sein d’un ensemble rend plus sensible aux libertés du solo a cappella, tandis que ces dernières vous enseignent un sens de votre propre force et de celle du mouvement musical, qu’il est plus facile de perdre de vue dans un collectif et face à un chef alors qu’ils y sont autant, sinon plus, nécessaires; apprendre à chanter au maximum avec et dans le son qui vous entoure, à profiter – jouir, encore et toujours – de toutes les prises et tous les points de contact, sera d’un grand bénéfice pour un solo a cappella où, pour être seul, vous n’êtes pas moins entouré de la mélodie que vous chantez, de sa matière, de sa structure, de tout le monde qu’elle vous évoque…


Et je pourrais en parler encore très longtemps… Je crois comprendre que certains Professionnels de la Profession désespèrent de me voir choisir un cap facile à nommer, à vendre et à acheter. En réalité il est choisi, mon cap, depuis un bon moment déjà… Et je croise les doigts pour pouvoir le suivre encore longtemps!


Le temps m’a manqué, en décembre dernier, pour vous raconter en détail la formidable expérience du concert de Noël avec l’Orchestre Symphonique de Bretagne et Mélisme(s): j’y étais invitée simultanément en tant que chanteuse bretonne pour chanter des Noëls trad a capella (et débaucher Mélisme(s) vers des V.O. de deux d’entre eux par ailleurs arrangés pour chœur et orchestre), et en tant que soliste pour les airs d’alto de cantates de Noël de Bach et d’un contemporain anonyme – et tant qu’à faire j’ai chanté aussi dans les rangs de Mélisme(s): rester dans mon coin aurait été en contradiction avec l’esprit même de ce concert. Un très, très beau moment, une vraie rencontre basée non pas sur des similitudes musicales fantasmées (nous sommes tous d’accord pour dire qu’il n’y en a tout simplement pas, du moins vu d’ici), mais sur la beauté de voir une même énergie, une même matière première, l’humain, le son, l’espoir, prendre des formes opposées et pourtant d’accord sur l’essentiel… 


Chapeau à l’OSB pour cette idée toute simple et culottée, merci à tous, musiciens et chanteurs, de vous être engagés dans l’aventure avec sensibilité, curiosité et respect… et merci de m’avoir donné cette rare occasion d’assumer pleinement ce qui n’est pas (ou peut-être «plus») une double vie mais deux pans différents d’une seule et même existence. Je ne demande pas au Père Noël de ne plus faire que des concerts comme celui-là: ils n’ont de sens que parce qu’on en consacre beaucoup d’autres entièrement à Bach ou entièrement aux gwerzioù. Mais quel bonheur, de temps en temps, de mener délibérément, dans le même lieu, deux musiques différentes à ce même «point d’existence»…