26 janvier dernier; j’arrive au Zénith de Nantes, je montre patte blanche à un gardien – sans l’émouvoir outre mesure car il n’en est plus à un artiste près: la Nuit de la Bretagne se prépare, il a déjà vu passer le car du Cercle Celtique de Spezet, celui du Bagad Kemper, toute la Kreiz Breizh Akademi #3, et autres Dan ar Braz et Cecile Corbel; ce n’est pas une trégorroise solitaire qui va l’inquiéter! J’entre par l’écoutille latérale de la soucoupe volante, je vais me faire badger, ticketter, bisouter et engraisser – c’est l’heure du déjeuner.
Puis vient le moment de la balance. Seule d’abord, puisqu’avant de chanter avec le Bagad Kemper je ferai un a cappella.
Je monte sur le plateau. Un diorama de six mille sièges se déploie devant moi.
Et j’ai un aveu à vous faire: J’ADORE ÇA.
Il est de bon ton, chez les musiciens, de professer une saine distance – voire une lassitude chez les plus nantis – envers les très grandes salles. On préfère l’intimité, le contact avec le public (disent en général ceux qu’un aéropage compact garantit de toute rencontre avec celui-ci), l’échelle humaine et que sais-je encore de simple et de généreux.
Eh bien voilà: pour ma part j’aime les grandes scènes. Ce n’est pas que je n’aime qu’elles: ce serait un peu comme si le fait d’aimer le whisky excluait d’aimer tout autre breuvage! Mais j’aime ce qu’elles ont de particulier: le sens de l’espace autour de soi, l’énergie palpable de plusieurs milliers de spectateurs, la démultiplication de puissance pour moi comme pour eux.
J’imagine que la bascule n’est pas au même endroit pour tous les artistes; pour moi, elle se situe quelque part entre huit cent et mille spectateurs. En-dessous, une salle de concert est un assemblage d’individus, et j’aime aussi cette nature hétéroclite, ce bruissement de présences où l’oreille peut encore distinguer chaque «voix». Au-dessus, chaque individualité devient, non gommée – ce n’est pas parce qu’on est nombreux qu’on doit se croire à Nuremberg! –, mais intégrée dans une image plus vaste. Et cette image va toucher, à sa façon bien à elle, à ce que nous sommes – vous, moi: pas qui, mais quoi. Des humains. Une espèce animale particulière, avec sa chaleur, sa vibration, sa force, et l’immense somme des désirs et des besoins de chacun. Les grandes salles révèlent cet aspect-là de vous comme la lumière noire fait briller un tracé blanc dans la nuit, et moi, devant vous, devant ce dessin-là de vous dans la lumière noire, je ne peux qu’aller là aussi: loin de ma petite personne, vers cet animal magnétique que je suis moi aussi. Je peux, je dois aller en ce qui semble un au-delà de moi-même… et constater que je n’y disparais pas, pas plus que vos individualités ne se dissolvent vraiment dans la vaste image qui semble les absorber.
C’est ce paradoxe qui me cause, sur les grandes scènes, une émotion violente et unique: cette essence commune, physique, qui nous rassemble met aussi en valeur, en creux, ce qui ne nous est pas commun les uns aux autres… la bille rebondit sur les bandes du billard, et le prochain ricochet, c’est que nous avons aussi en commun d’avoir chacun des choses bien à nous… Seuls les festoù-noz des grands soirs remuent le même genre d’énergie.
Que voulez-vous, j’ai raté ma vocation: j’étais faite pour être une rock-star! Hmmm… non. Une rock-star, ça ne tourne que dans des soucoupes volantes géantes comme celle-ci – ça ne boit plus que du whisky. Toutes les autres saveurs me manqueraient. Pouvoir goûter tous les coefficients multiplicateurs d’individualité, tous les mélanges d’humanité depuis un salon de musique privé jusqu’à un Zénith en passant par une salle des fêtes et la place du bourg, le tout souvent d’un jour à l’autre, n’est pas la moindre des choses que j’aime dans ma petite vie. Même si je ne détesterais pas non plus gagner des millions, être entourée d’une équipe qui me dispense définitivement de gérer quoi que ce soit, et que des hordes de beaux jeunes gens virils se bousculent à chacune de mes apparitions. On ne peut pas tout avoir…