Krise et Kulture

Je suis née en 1974, au moment où le monde commençait à comprendre que les trente années écoulées allaient, par contraste rétrospectif, s'appeler "glorieuses". Le mot de "crise" a pour ainsi dire accompagné toutes les étapes de ma vie: je revois le petit personnage missionné, quand j'étais gamine, pour nous enseigner la "chasse au gaspi" énergétique, j'en veux au collège des années 80 d'avoir inculqué la peur de l'avenir à toute ma génération, et je me souviens qu'on a attribué la mode "retour aux racines" (y compris la folie des festoù-noz, d'ailleurs) des années 90 à une nouvelle glaciation économique. En fait, je voudrais demander: durant quel laps de 6 mois, au cours des bientôt 35 ans que j'ai passés sur cette terre, n'avons-nous PAS été "en crise" ou en imminence de?


Bon, en tout cas, cette fois nous y sommes et pour de vrai, semble-t-il. 


Qu'est-ce que cela change pour les artistes? Eh bien, sensiblement les mêmes choses que pour tous les corps de métier: nous aussi, nous vivons de la vente de quelque chose (1).  Et nous faisons donc face aux mêmes mécanismes de peur, et aux mêmes rétractations qui doivent souvent plus à une anticipation exagérée qu'à la réalité présente. Cela se passe à toutes les échelles, des budgets de salle ou de collectivités jusqu'au poste "sortie et disques" de chacun.


Il y a peu de temps j'ai eu, sur divers projets: le lundi, une production 2010 annulée pour cause de budget en baisse chez le principal financeur; le mardi, un retrait de proposition de résidence, sur des excuses assez peu convaincantes; le mercredi, un concert signé-ferme-certain-depuis-quatre-mois annulé lui aussi… Un instant j'ai cru que la totalité de mon planning n'allait pas survivre à la fin de la semaine!


Il faut bien reconnaître aussi que parfois la crise a bon dos… Si l'interlocuteur qui avait passé avec nous le contrat qu'il appelle pour dénoncer est sincèrement désolé, ce n'est pas toujours le cas de son bailleur de fonds qui trouve parfois là le prétexte idéal pour couper court à une vie artistique qu'il considère superflue. C'est en effet dans ces périodes-ci que se révèle la sincérité des politiques culturelles: quand l'heure est à préserver l'essentiel, on voit bien pour qui l'art fait partie des nécessités vitales, et pour qui il ne s'agit au fond que d'un vague plaisir dispendieux.


Et c'est aussi dans un tel moment que chacun – du moins s'il a un toit et à manger – peut, plus que jamais, faire la différence et affirmer ce qui lui importe: souvenons-nous que lorsque nous achetons un livre, un disque, une place de spectacle, nous ENCOURAGEONS l'auteur, l'éditeur, l'artiste, la salle. Nous exprimons un accord avec leur travail. C'est important en toute saison; cela le devient encore bien plus en un temps où il est clair que nous n'avons pas fait ce choix par hasard. En dépensant pour lire, voir, écouter, nous faisons savoir que pour nous la culture n’est pas un luxe que l’on peut sacrifier. 


C'est une réalité animale avant d'être un fait économique: les homo sapiens ont besoin les uns des autres pour survivre. O surprise: c'est vrai des artistes et du public. Dans les deux sens! Alors, si vous aimez le travail de tel ou tel, si sa musique vous rend la vie un poil plus belle, c'est le moment ou jamais de le soutenir. Crise ou pas crise, vingt euros, ça peut être cher pour un disque que l'on n'aime qu'à moitié; mais, si l'on n'est pas en-dessous du seuil de pauvreté, est-ce un tel sacrifice, de temps en temps,  pour une musique que l'on adore (2)? Si la ceinture est trop serrée,  allez au moins voir votre artiste préféré un soir où la place n'est pas chère; et si vraiment vous êtes exsangue, votre seule présence un soir de concert gratuit contribuera déjà à la reconnaissance de son travail. Ce n'est pas seulement combien nous dépensons qui importe, c'est comment. Pour la culture comme pour le reste.





(1) "Alors, vous travaillez pour l'argent?" s'écrie, effarouché, le croquant qui veut que l'art soit un sacerdoce détaché de toute réalité matérielle. "Non, répond l'artiste avec un profond soupir. Mais j'ai besoin d'argent pour travailler: pour manger, dormir et me vêtir pendant que je travaille, et pour payer instruments, cours, déplacements et autres recherches, toutes petites broutilles qui avalent directement la moitié de ce que je gagne… Mon but, c'est de continuer à travailler, et de travailler mieux. Mais pour ça, il faut des pépettes!"


(2) Coupons court à tout commentaire: certes je n'ai pas grandi dans un bidonville mais j'ai tout de même vécu, jeune femme, plusieurs années bien en-dessous du SMIC. Même si j'avais ce privilège de n'être pas seule au monde et de savoir qu'au pire ma famille ne me laisserait pas dormir sous les ponts, je me souviens très bien du temps où acheter un CD n’était pas sans conséquence…