L’artiste et le confort matériel ou: Les vieilles rengaines n’ont pas fini de nous énerver

Voilà, votre honneur, c’est très simple: il fallait que je classe mes bulletins de salaire. Mais le soir était trop joli, alors j’ai sorti une table sur la terrasse de ma petite maison, et j’ai fait mon secrétariat au soleil, dans la brise tiède, en écoutant un beau disque; de temps en temps je relevais le nez vers l’horizon tout doré.


Chacun des feuillets devant moi portait d’une part le souvenir de partages, de paysages, de larmes parfois, de bonheurs souvent, et d’autre part la promesse – puisque la case “salaire net” contient ce qui me permet de continuer à exercer mon métier – d’autant de mystères à venir. Et c’était bien bon, le souvenir, la promesse, la terrasse, l’horizon doré, ainsi qu’un très judéo-chrétien sentiment de travailler suffisamment dur pour mériter cette chance…


Et paf, le lendemain matin, j’entends quelqu’un ressortir la vieille scie: “un avenir trop sûr et un confort trop grand assoupissent l’artiste, c’est du danger et du dénuement que la création jaillit”. Et une fois de plus, la personne qui affirmait cela était quelqu’un dont l’avenir matériel est assuré…


Cette rengaine part d'un raisonnement mathématiquement condamnable: on constate que la souffrance personnelle nourrit un certain nombre d'œuvres, on en déduit que toute souffrance est féconde artistiquement (ce qui est une grave erreur de logique). Donc, puisque que par ailleurs la précarité matérielle est source de souffrance, on en conclut qu'elle va nourrir l'œuvre… Faut-il préciser qu'un raisonnement fautif donne rarement des résultats exacts?



Variante: on entend parfois que c'est la difficulté matérielle qui pousse l'artiste à la création, dans une dynamique darwinienne d'adaptation à un milieu hostile. A quoi ma réponse est: certains trouvent en effet dans l'adversité les conditions d'épanouissement de leur sens de la démerde, de leur confiance en eux-même, voire de leur aggressivité; mais ces traits de caractères sont-ils synonymes de talent? (Ils n’en sont certes pas contraires, mais un artiste talentueux et débrouillard développe-t-il son talent lorsqu’il exerce sa débrouillardise?)  Est-ce que seuls les plus forts, voire les plus amoraux, ont des choses intéressantes à dire? Dans un domaine où l'émotion et l’honnêteté devraient être reines, la fragilité et le doute sont-ils méprisables?


L’énergie du désespoir accomplit parfois de grandes choses, en art comme partout ailleurs. Mais au fond il ne peut en naître qu’un art du désespoir, coincé entre le feu de paille et la roublardise…  Or le plus croquignolet, c’est que les mêmes apôtres de l’anxiété et de la marginalité sociale (pour nous, pas pour eux!) nous réclament un art sincèrement festif, porteur d’espérance et de lien, et/ou une quête de beauté loin au-dessus de toute préoccupation matérielle…


Ô vous qui professez les vertus artistiques de l’interdit bancaire, laissez-moi savourer, une petite heure, le soleil à ma table. Et ne vous inquiétez pas pour moi: de la souffrance et de l’incertitude, de l’énergie et même du désespoir, j’en ai largement assez dans le ventre, je n’ai pas besoin de fournisseur extérieur. Oui, je bénéficie – aujourd’hui, et pour combien de temps encore, d’ailleurs? – du confort de vie de la moyenne des Français; et je connais même des artistes qui, Dieux du Ciel! partent en vacances avec leurs enfants. Mais rassurez-vous, notre créativité tient bon face à ces terrifiantes épreuves.



[Illustration: Le Pauvre Poète, par Carl Spitzweg: déjà en 1839 il y en avait qui ne croyaient pas à la légende… Je regrette seulement qu’à ce format-là on ne voie pas bien l’expression du malheureux, qui m’amuse depuis vingt ans.]