Comment se fait-il que ce soit seulement hier que j’ai entendu parler des vidéos et photos du Colonel Hadfield? C’est le site de Libé qui m’a révélé l’existence de sa reprise (cliquez sur l’image pour accéder à la vidéo) du Space Oddity de David Bowie… largement montée et mixée sur Terre, certes, mais sur une prise voix (et guitare!) enregistrée depuis la Station Spatiale Internationale. Depuis je passe mes moments de pause à regarder ses vidéos et photos sur Youtube et Facebook, dont ce clip n’est que le bouquet final… (Il est aussi présent sur Twitter, mais Twitter et moi, jamais de la vie: je hais ce dogme du «faire court». Pour un haiku réussi, combien de malentendus et d’approximations?)
Incidemment, je ne suis pas sûre que Maurice Duhamel apprécierait de voisiner, dans ma journée et sur ces pages, avec un colonel, lui qui fut toute sa vie un antimilitariste forcené… Mais après tout, moi non plus, on ne peut pas dire que l’uniforme me fasse, d’ordinaire, bouillonner les endorphines. Seulement, ce galonné-là a entrepris de partager avec le monde des choses qui me parlent fort, à moi comme à des millions d’autres personnes…
Chris Hadfield est donc un astronaute canadien qui vient de passer plusieurs mois dans les locaux cozy de la Station Spatiale Internationale (dont il était accessoirement le commandant). En soi, c’est évidemment déjà admirable; mais l’originalité est que lui et ses correspondants sur Terre [NDLR: en premier lieu, son fils Evan qui travaille à temps plus que plein à faire l’interface entre Hadfield et ses innombrables fans] ont compris qu’il y avait là une expérience humaine fascinante à partager, et que les réseaux sociaux actuels leur en donnaient les moyens; et le miracle est qu’il a fait preuve pour ce faire d’un talent irrésistible qui ne devait pas figurer dans les nombreuses compétences requises pour son poste.
Il y a l’humour: un soupçon de John Cleese dans l’impassibilité moustachue avec laquelle il explique comment se brosser les dents en apesanteur, une humanité rassurante dans sa façon de s’amuser comme un gosse avec les objets de son très sérieux quotidien.
Il y a une merveilleuse compréhension de l’interlocuteur – Hadfield n’essaie pas de nous raconter ce sur quoi il travaille vraiment à longueur de journée et qui nous serait abscons, il nous accroche en répondant avec finesse à toutes les petites questions pratiques qui distinguent son quotidien du nôtre mais que nous pouvons néanmoins identifier: comment l’on dort, comment l’on mange, comment l’on prend un café+dessert à bord de l’ISS… et même si l’on peut pleurer en apesanteur. Mais dans le billet se glisse toujours, mine de rien, une information tout ce qu’il y a de plus scientifique.
Il y a une sensibilité poétique d’autant plus touchante qu’elle est encore moins «professionnelle» que ses aptitudes de musicien: face à l’immensité d’un côté et à la Terre qui défile de l’autre, les pensées et les questionnements dont il fait part sont ceux du type normal que sous de nombreux aspects il n’est certainement pas.
Il y a surtout l’arme fatale: l’enthousiasme. Hadfield n’est pas un jeune homme, et pour arriver là où il est cela fait des décennies qu’il travaille; toutes ces choses étranges qui l’entourent lui sont sûrement plus familières encore que ne me sont mon piano et mon larynx. Et pourtant ce qui éclate dans chacune de ses nombreuses interventions, c’est une passion inoxydable. Pas une interview, pas un clip où il ne s’enflamme en parlant de la vue sur la Terre depuis les hublots de l’ISS, de la force et de la nécessité de la musique, de la technologie qui l’entoure, des plaisirs de l’apesanteur ou du privilège d’être ainsi en avant-poste dans l’exploration humaine. Quant à ses photos, je vous conseille seulement un tour sur sa page Facebook…
Je ne doute pas que cet homme soit aussi plein de défauts que vous et moi (quoique peut-être pas les mêmes), ni que son talent ait été repéré, encouragé et exploité par l’Agence Spatiale Canadienne – crénom, il est sans doute le meilleur communiquant qu’elle ait jamais eu! Mais il y a des choses que même un attaché de presse armé jusqu’aux dents ne peut pas créer ex nihilo. Chris Hadfield a réuni ce que personne dans sa situation n’avait réuni avant lui: à une passion sûrement commune à tous ses collègues, à un humour dont ils ne sont sûrement pas dépourvus non plus, il a joint un désir de partage, un goût de raconter, un sens du comique et de la poésie, une capacité d’autodérision qui fait de toute maladresse un charme supplémentaire.
Est-ce un hasard s’il est aussi musicien? Un des nombreux attraits de cette vidéo est précisément que si certes il chante fort bien, ce n’est pas non plus un vocaliste aguerri et cela se voit. Mais il ose néanmoins, sans retenue (pour Space Oddity il bénéficie d’un mix bien léché, mais il a aussi plusieurs fois chanté et joué de la guitare en live depuis l’ISS!), il nous fait le cadeau que fait tout chanteur fragile qui se risque à chanter pour nous, et il le fait depuis le cosmos… (1)
…En choisissant de surcroît une chanson qui, même s’il en supprime les lignes les plus sombres (celles où il devient clair que le Major Tom ne reviendra jamais!), reste d’une mélancolie ambigue. Ce n’est pas un message de paix sur Terre aux hommes de bonne volonté, c’est un poème sur la solitude, le flottement d’un homme à l’intérieur d’une petite boîte dans l’infini… Ses modifications de paroles changent en adieu à l’espace ce qui était un adieu à la Terre, mais cela reste un adieu! Diffusé en outre juste avant son départ de la Station, avec les risques qu’un tel voyage comporte toujours… Sous l’humour, l’acte artistique, le coup médiatique et le délicat mélange de premier et de second degré, y aurait-il un «au cas où» d’une grande élégance?
A l’heure où j’écris, le colonel Hadfield vient d’atterrir sain et sauf, et a déjà eu le temps d’écrire son plaisir de sentir les odeurs du printemps et de prendre sa première douche depuis décembre dernier. C’est la première fois de ma vie que je suis émue qu’un astronaute soit arrivé à bon port… Comme tous les artistes il ne nous montre que le meilleur de lui-même, et sûrement tôt ou tard une voix s’élèvera pour raconter ses névroses, son sale caractère ou ses péchés mortels de 1975. Il en faudra cependant beaucoup, et du lourd, pour enlever à son «œuvre» son émotion et son attrait: il a su nous raconter l’extraordinaire parce qu’il a su ne pas s’y endurcir. Le talent d’animateur et de narrateur n’est que l’indispensable outil. La matière première, c’est l’enthousiasme, la réceptivité, la capacité à s’émouvoir – trésor bouleversant et contagieux de toute personne qui aime ce qu’elle fait et sait dire pourquoi.
Ceux que la joie dérange crieront à la naïveté, au complot des Bisounours, aux bons sentiments infâmants – laissons-les, c’est le cas de le dire, à leur pesanteur. Chris Hadfield ne prétend pas tout raconter de son expérience. Ses images ne sont pas celles d’un militaire ni d’un scientifique, pas même d’un journaliste: ce sont celles d’un artiste, qui compose un tableau avec ce qu’il veut de son monde extérieur et intérieur; qui invente, avec toute l’aide extérieure nécessaire, une version particulière de sa vie. Ce sont celles de quelqu’un qui n’oublie pas de rêver, dans un quotidien où la rigueur, la précision et la discipline sont questions de vie ou de mort. Ce faisant il a ajouté à notre monde mental une petite annexe, une Station Spatiale intriguante et poète, un monde où les lois du monde jouent à cache-cache. Il nous a rendu fascinant quelque chose qui existait à peine pour nous.
Si on m’avait dit qu’un jour j’applaudirais un colonel canadien…
(1) A de jeunes canadiens avec lesquels il venait de jouer en duplex pour la Fête de la Musique et qui l’interrogeaient sur la place de la musique dans sa vie, il a eu ces mots: «il n’y a qu’un seul meilleur chanteur du monde; les autres sont tous des chanteurs tout court – alors allez-y et soyez chanteurs vous-mêmes!»