Profitons de la torpeur de ce début d’après-midi férié où je souffle un peu avant de retourner dans la mêlée (en l’occurrence à la soirée de clôture du Festival de Lorient – vous connaissez sûrement des gens plus à plaindre que moi!) pour aborder un point en relation avec les deux pages précédentes:
Livre des Lois du Grand Tout, article 1386.49.589, alinéa B: «Il n’est pas toujours bon de faire la connaissance personnelle d’un artiste dont on adore le travail».
Par «connaissance personnelle», j’entends connaissance intime – pas le degré de confidence d’un journal comme celui-ci qui est, vous le savez bien, une autre forme de discours artistique où j’ai tout loisir de trier ce que j’espère être beau et/ou d’intérêt plus ou moins général dans la masse majoritairement insignifiante de mes journées. Non: «connaître» l’individu, voir comment il se comporte en famille, face à la contrariété… ou savoir, pour revenir aux courriers précédents, comment il répond dans ce moment de vulnérabilité, de faiblesse et de puissance mêlées qu’est la descente de scène.
Beaucoup d’entre nous, artistes ou techniciens, ont eu l’occasion au moins une fois de faire ainsi «connaissance», dans le quotidien d’une tournée par exemple, avec un artiste dont ils admiraient le travail. Et si parfois l’homme ou la femme se révèlent aussi grands que leur œuvre, il n’est pas rare, pas rare du tout, que l’on découvre… un humain tout-à-fait moyen: un peu veule, égocentrique, injuste, puéril(e), machiste, borné(e), alcoolique, gérant sa vie sentimentale comme un imbécile, ou tout simplement petit(e) dans ses actes… La liste est infinie des défauts possibles de ceux dont les chansons ou les musiques brillent au contraire de finesse, d’humanité, de générosité…
Est-ce à dire que ces artistes mentent quand ils écrivent, quand ils jouent? Oh que non! Au contraire, ils racontent ce en quoi ils croient avec d’autant plus de force qu’il leur est, à eux aussi, comme à tout un chacun, difficile de l’atteindre. Ils mettent dans leur œuvre, avec une sincérité absolue, ce qu’ils ont de plus beau et de meilleur…
Et là est l’étrangeté de la chose: plus ils y parviennent, plus grand est le résultat de leur travail, plus il les dépasse et plus ils paraîtront eux-mêmes petits à qui les approchera pour de bon.
Or il n’y a pas plus de vérité au quotidien que sur scène. Dans l’idée de vouloir voir l’artiste «tel qu’il est», dans sa cuisine, il y a le sous-entendu qu’en scène il ne serait pas ce qu’il est pour de bon. C’est une erreur: que vous nous voyiez en plein concert ou suants et énervés dans un embouteillage, vous nous verrez tout autant «tels que nous sommes». Nul, pas plus un artiste qu’un agent de change, ne montre au même moment toutes les facettes de ce qu’il est. Simplement, un des buts de notre travail étant de vous rendre le monde plus beau et plus facile à vivre, nous vous donnons à voir ce qui, en nous-mêmes, nous semble aller dans ce sens. Bien sûr que nous voulons aussi vous laisser une belle image de nous! Ça aussi, c’est banalement humain… Mais la raison principale reste que nos bassesses, nos stupidités, bon nombre de nos détails individuels sont tout bêtement dépourvus du moindre intérêt – parce qu’ils ne résonnent avec rien en-dehors de nous-mêmes.