Un maître

Le hasard qui, comme chacun sait, fait parfois bien les choses, avait sans doute décidé de se faire bien voir: le concert de ce midi aux Champs Libres nous obligeant à venir à Rennes dès hier soir, Annie Ebrel, Nolùen Le Buhé et moi-même avons pu aller à l’Opéra de Rennes pour l’une des deux dates françaises du chanteur iranien Mohammad Reza Shajarian accompagné du Shahnaz Ensemble. J’avoue que je ne connaissais pas cet homme, et quiconque en sait plus que moi sur la musique iranienne y verra (à raison) le signe de la plus crasse ignorance: le monsieur est un monument là-bas depuis des décennies. Je n’en ai pris qu’une plus grosse claque: voix et technique époustouflantes (à 69 ans, l’une ne va plus sans l’autre!), orchestrations d’une puissance rare, sans compter l’émotion d’une salle remplie d’iraniens dont il est permis de penser que beaucoup n’ont pas quitté leur pays pour le plaisir de visiter le vaste monde… (1) Nous avons pleuré un peu plus tard qu’eux, sûrement, mais nous avons pleuré aussi. Les ors de l’Opéra seyaient insolitement à cette musique savante, concentrée, qui semble dire la douleur du monde avec autant de dignité que de passion.


Et puis, aux rappels, le chef, compositeur et arrangeur de l’ensemble a annoncé une surprise pour l’anniversaire du maître: une nouvelle pièce écrite pour lui, dont nous allions entendre un enregistrement où chantaient son fils et sa fille (cette dernière étant à ses côtés sur scène).


Minutes étranges et magnifiques: musiciens et public face à face écoutent une musique enregistrée, tandis que le futur interprète principal découvre l’hommage qui lui est rendu, y compris par ses propres enfants… L’émotion était d’autant plus forte que le concert de la veille, à Paris, s’était déroulé à côté du portrait tendu de noir d’un grand musicien – gendre du chanteur si j’ai bien compris – , abruptement décédé le jour même en Iran. 


A mesure que la pièce se déroulait chacun sortait un mouchoir, sur le plateau comme dans la salle, et c’était curieux de voir ces petits carrés blancs se promener sur les couleurs somptueuses des costumes… Puis il y a eu des embrassades, un salut baigné de larmes, et la place de l’Hôtel de Ville a vu ressortir des centaines de muets pensifs aux yeux brillants…



Merci, Annie, de m’avoir informée de ce concert! Et vive le hasard qui parfois nous sauve de notre ignorance et nous permet de vivre des minutes comme celles-là.





(1) A qui s’interrogerait sur les aspects politiques du personnage, je serais bien en peine de répondre en détail: je ne lis pas le persan dans le texte, et je me garderai de préjuger, depuis mon fauteuil, des complexités qui font qu’un artiste quitte ou ne quitte pas un pays en crise. Tout ce que je sais, c’est qu’aux dernières élections Shajarian a pris position en faveur des contestataires et exigé de la radio nationale qu’elle ne diffuse plus sa musique. Et tout ce que j’ai vu, c’est que sur ses quinze musiciens on comptait trois femmes; bien plus que ce dont, en général, nos musiques actuelles ou traditionnelles peuvent se vanter…